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A. J’avais défini la morale provisoirement, comme il convient dans une introduction, une science qui enseigne, non pas comment nous devons nous rendre heureux, mais dignes du bonheur[1]. Je n’avais pas manqué de remarquer que cela ne voulait pas dire que l’homme doit, quand il s’agit de l’accomplissement du devoir, renoncer à sa fin naturelle, au bonheur, car il ne le peut pas, comme tout être raisonnable fini en général, mais qu’il doit, quand le devoir commande, faire entièrement abstraction de cette considération, et, loin d’y placer la condition de l’observation de la loi qui lui est prescrite par la raison, chercher, autant qu’il lui est possible, à s’assurer qu’aucun mobile, tiré de cette source, n’entre à son insu dans les déterminations qu’il prend conformément au devoir. Il y parviendra en envisageant plutôt dans le devoir les sacrifices qu’en coûte la pratique (la vertu) que, les avantages qu’il nous apporte ; car c’est ainsi qu’il se représentera le commandement du devoir dans toute son autorité, laquelle exige une obéissance absolue, se suffit à elle-même, et n’a besoin d’aucune autre influence.

a. Or M. Garve transforme ainsi cette proposition : « J’aurais soutenu que l’observation de la loi morale, sans aucun regard au bonheur, est pour l’homme l’unique but final, et qu’elle doit être regardée comme la seule fin de la créature. » (D’après ma théorie, ce n’est ni la moralité de l’homme toute seule, ni le bonheur tout seul, mais le souverain bien possible dans le monde, c’est-à-dire l’union et l’harmonie de ces deux choses, qui est le but unique de la créature.)

B. J’avais remarqué en outre que ce concept du devoir n’a besoin de prendre pour fondement aucune fin particulière, mais qu’au contraire il apporte une nouvelle fin à la volonté humaine, qui est de concourir de tout son pouvoir au souve-

  1. Ce qui rend digne d’être heureux, c’est cette qualité de la personne qui repose sur la volonté propre du sujet et avec laquelle une raison législative universelle (s’étendant à la nature aussi bien qu’aux volontés libres) ferait concorder toutes les fins de cette personne. Elle est donc tout à fait distincte de l’habileté à se procurer un heureux succès ; car celui-ci n’est pas même digne de cette habileté et du talent que la nature loi a donné dans ce genre, dont la volonté ne s’accorde pas avec ce qui seul peut être considéré comme faisant partie d’une législation universelle de la raison (c’est-à-dire est contraire à la moralité).