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l’abandonné.

sans doute, — et les colons, sans le perdre de vue, ne cherchèrent point à troubler son isolement.

Cependant, après deux heures, il parut avoir pris une résolution, et il vint trouver Cyrus Smith. Ses yeux étaient rouges des larmes qu’il avait versées, mais il ne pleurait plus. Toute sa physionomie était empreinte d’une humilité profonde. Il semblait craintif, honteux, se faire tout petit, et son regard était constamment baissé vers la terre.

« Monsieur, dit-il à Cyrus Smith, vos compagnons et vous, êtes-vous Anglais ?

— Non, répondit l’ingénieur, nous sommes Américains.

— Ah ! » fit l’inconnu, et il murmura ces mots :

« J’aime mieux cela !

— Et vous, mon ami ? demanda l’ingénieur.

— Anglais, » répondit-il précipitamment.

Et, comme si ces quelques mots lui eussent pesé à dire, il s’éloigna de la grève, qu’il parcourut depuis la cascade jusqu’à l’embouchure de la Mercy, dans un état d’extrême agitation.

Puis, ayant passé à un certain moment près d’Harbert, il s’arrêta, et, d’une voix étranglée :

« Quel mois ? lui demanda-t-il.

— Décembre, répondit Harbert.

— Quelle année ?

— 1866.

— Douze ans ! douze ans ! » s’écria-t-il. Puis il le quitta brusquement.

Harbert avait rapporté aux colons les demandes et la réponse qui lui avaient été faites.

« Cet infortuné, fit observer Gédéon Spilett, n’était plus au courant ni des mois ni des années !

— Oui ! ajouta Harbert, et il était depuis douze ans déjà sur l’îlot quand nous l’y avons trouvé !

— Douze ans ! répondit Cyrus Smith. Ah ! douze ans d’isolement, après une existence maudite peut-être, peuvent bien altérer la raison d’un homme !

— Je suis porté à croire, dit alors Pencroff, que cet homme n’est point arrivé à l’île Tabor par naufrage, mais qu’à la suite de quelque crime, il y aura été abandonné.

— Vous devez avoir raison, Pencroff, répondit le reporter, et si cela est, il n’est pas impossible que ceux qui l’ont laissé sur l’île ne reviennent l’y rechercher un jour !