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l’abandonné.

Il y avait là, véritablement, de quoi stupéfier les hommes les plus indifférents du monde, et les colons ne pouvaient être ces indifférents-là. Dans la situation où ils se trouvaient, tout incident avait sa gravité, et certainement, depuis sept mois qu’ils habitaient l’île, aucun ne s’était présenté avec un caractère aussi surprenant.

Quoi qu’il en soit, oubliant leurs fatigues et dominés par la singularité de l’événement, ils étaient au pied de Granite-house, ne sachant que penser, ne sachant que faire, s’interrogeant sans pouvoir se répondre, multipliant des hypothèses toutes plus inadmissibles les unes que les autres. Nab se lamentait, très-désappointé de ne pouvoir rentrer dans sa cuisine, d’autant plus que les provisions de voyage étaient épuisées et qu’il n’avait aucun moyen de les renouveler en ce moment.

« Mes amis, dit alors Cyrus Smith, nous n’avons qu’une chose à faire, attendre le jour, et agir alors suivant les circonstances. Mais pour attendre, allons aux Cheminées. Là, nous serons à l’abri, et, si nous ne pouvons souper, du moins, nous pourrons dormir.

— Mais quel est le sans-gêne qui nous a joué ce tour-là ? » demanda encore une fois Pencroff, incapable de prendre son parti de l’aventure.

Quel que fût le « sans-gêne », la seule chose à faire était, comme l’avait dit l’ingénieur, de regagner les Cheminées et d’y attendre le jour. Toutefois, ordre fut donné à Top de demeurer sous les fenêtres de Granite-house, et quand Top recevait un ordre, Top l’exécutait sans faire d’observation. Le brave chien resta donc au pied de la muraille, pendant que son maître et ses compagnons se réfugiaient dans les roches.

De dire que les colons, malgré leur lassitude, dormirent bien sur le sable des Cheminées, cela serait altérer la vérité. Non-seulement ils ne pouvaient qu’être fort anxieux de reconnaître l’importance de ce nouvel incident, soit qu’il fût le résultat d’un hasard dont les causes naturelles leur apparaîtraient au jour, soit, au contraire, qu’il fût l’œuvre d’un être humain, mais encore ils étaient fort mal couchés. Quoi qu’il en soit, d’une façon ou d’une autre, leur demeure était occupée en ce moment, et ils ne pouvaient la réintégrer.

Or, Granite-house, c’était plus que leur demeure, c’était leur entrepôt. Là était tout le matériel de la colonie, armes, instruments, outils, munitions, réserves de vivres, etc. Que tout cela fût pillé, et les colons auraient à recommencer leur aménagement, à refaire armes et outils. Chose grave ! Aussi, cédant à l’inquiétude, l’un ou l’autre sortait-il, à chaque instant, pour voir si Top faisait bonne garde. Seul, Cyrus Smith attendait avec sa patience habituelle,