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l’île mystérieuse.

Pendant la dernière semaine de ce mois d’août, le temps se modifia encore une fois. La température baissa un peu, et la tempête se calma. Les colons s’élancèrent au dehors. Il y avait certainement deux pieds de neige sur la grève, mais, à la surface de cette neige durcie, on pouvait marcher sans trop de peine. Cyrus Smith et ses compagnons montèrent sur le plateau de Grande-Vue.

Quel changement ! Ces bois, qu’ils avaient laissés verdoyants, surtout dans la partie voisine où dominaient les conifères, disparaissaient alors sous une couleur uniforme. Tout était blanc, depuis le sommet du mont Franklin jusqu’au littoral, les forêts, la prairie, le lac, la rivière, les grèves. L’eau de la Mercy courait sous une voûte de glace qui, à chaque flux et reflux, faisait débâcle et se brisait avec fracas. De nombreux oiseaux voletaient à la surface solide du lac, canards et bécassines, pilets et guillemots. Il y en avait des milliers. Les rocs entre lesquels se déversait la cascade à la lisière du plateau étaient hérissés de glaces. On eût dit que l’eau s’échappait d’une monstrueuse gargouille fouillée avec toute la fantaisie d’un artiste de la Renaissance. Quant à juger des dommages causés à la forêt par l’ouragan, on ne le pouvait encore, et il fallait attendre que l’immense couche blanche se fût dissipée.

Gédéon Spilett, Pencroff et Harbert ne manquèrent pas cette occasion d’aller visiter leurs trappes. Ils ne les retrouvèrent pas aisément, sous la neige qui les recouvrait. Ils durent même prendre garde de ne point se laisser choir dans l’une ou l’autre, ce qui eût été dangereux et humiliant à la fois : se prendre à son propre piège ! Mais enfin ils évitèrent ce désagrément, et retrouvèrent les trappes parfaitement intactes. Aucun animal n’y était tombé, et, cependant, les empreintes étaient nombreuses aux alentours, entre autres certaines marques de griffes très-nettement accusées. Harbert n’hésita pas à affirmer que quelque carnassier du genre des féliens avait passé là, ce qui justifiait l’opinion de l’ingénieur sur la présence de fauves dangereux à l’île Lincoln. Sans doute, ces fauves habitaient ordinairement les épaisses forêts du Far-West, mais, pressés par la faim, ils s’étaient aventurés jusqu’au plateau de Grande-Vue. Peut-être sentaient-ils les hôtes de Granite-house ?

« En somme, qu’est-ce que c’est que ces féliens ? demanda Pencroff.

— Ce sont des tigres, répondit Harbert.

— Je croyais que ces bêtes-là ne se trouvaient que dans les pays chauds ?

— Sur le nouveau continent, répondit le jeune garçon, on les observe depuis le Mexique jusqu’aux Pampas de Buenos-Ayres. Or, comme l’île Lincoln est à peu près sous la même latitude que les provinces de la Plata, il n’est pas étonnant que quelques tigres s’y rencontrent.