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— il m’a lâché, et il mange, la tête dans un journal.

Je fais des petits bruits de fourchette, et je heurte mes dents comme une tête mécanique. Ce cliquetis à la Galopeau, à la Fattet, le décide enfin à jeter un regard, à couler un œil par-dessous Le Censeur de Lyon, mais il voit encore de la carpe dans mon assiette, avec beaucoup de sauce.

J’ai le cœur qui se soulève, de manger cela sans pain, mais je n’ose pas en demander !

Du pain, du pain !

J’ai les mains comme un allumeur de réverbères, je n’ose pas m’essuyer trop souvent à la serviette. « On a l’air d’avoir les doigts trop sales, m’a dit ma mère, et cela ferait mauvais effet de voir une serviette toute tachée quand on desservira la table. »

Je m’essuie sur mon pantalon par derrière, — geste qui déconcerte l’économe quand il le surprend du coin de l’œil. — Il ne sait que penser !

« Ça te démange ?

— Non, M’sieu !

— Pourquoi te grattes-tu ?

— Je ne sais pas. »

Cette insouciance, ces réponses de rêveur et ce fatalisme mystique, finissent, je le vois bien, par lui inspirer une insurmontable répulsion.

« Tu as fini ton poisson ?

— Oui, M’sieu ! »

M. Laurier m’ôte mon assiette et m’en glisse une autre avec du ris de veau et de la sauce aux champignons.