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« Ce sera, ajoutait-elle, pour t’acheter un homme ! »

C’est le remplaçant caché dans cette tire-lire qui absorbe toutes les petites pièces et les gros sous que d’autres, mes copains, dépensent le dimanche et les jours de foire, en entrées aux baraques, cigares à paille, canons en cuivre.

Toujours sage, donnant la leçon sans pédantisme, ma mère qui marchait avec son siècle, me donnait ainsi la haine des armées permanentes, et me faisait réfléchir sur « l’impôt du sang.  » Je me regimbais quelquefois et je citais mes camarades qui dépensaient leur argent au lieu de le garder pour acheter un homme.

« C’est que sans doute ils sont infirmes, vois-tu ! »

Elle avait même une parole de tristesse et un accent de compassion, à l’égard de ces pauvres enfants qui faisaient bien de se consoler en dépensant leurs sous, eux que le ciel avait tordus ou embossés sans que cela parût.

« Et pourquoi ! » disait-elle en se parlant à elle-même et arrivant jusqu’à l’impiété.

« C’est un crime de la nature, presque une injustice de Dieu. — Il t’a épargné, toi, » reprenait-elle en me tapant sur le dos, pour me montrer qu’il n’y avait pas de gibbosité et qu’elle pouvait, qu’elle devait, — c’était son rôle de mère — continuer à nourrir le remplaçant dans le fond de la tire-lire…

Et moi, défiant, ingrat, désirant monter sur les chevaux de bois, je regrettais souvent de n’être pas bossu, et je priais Dieu de commettre quelque injustice que je cacherais sous ma chemise, et qui, me sau- -