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ANNÉE 1912

gents pour tout comprendre, seulement nous sommes plusieurs, et ne sentons pas de la même façon.

J’ai mis du temps à m’habituer à mon nom comme signature littéraire. Maintenant, j’aime assez cela, un nom blanc et noir.

Mme Duclaux m’a dit que Lenéru voulait dire Lenoir. Lire dans les journaux « Mademoiselle Lenéru » cela me rappelle les bons vieux fournisseurs de Brest, et l’époque où je me croyais une petite fille connue de toute la ville, parce que je m’entendais nommer dans les foules par les anciens matelots de mon Grand-Père.

Le grand ressort de mon calme et de ma patience, c’est que j’attends plus de moi que des événements et que je sais à peu près le temps qu’il me faudra. Temps mesuré à la guérison ou du moins au retour follement lent de mes yeux. Je sais que je ne suis pas moi, que je ne le serai pas avant un an ou deux encore, mais qu’est-ce qu’un an ou deux quand on en a traversé vingt-trois… ? Chaque mois, en m’épiant dans les glaces, je me retrouve un peu plus, les bouches s’animent, semblent parler plus fort et moins vite. Le jour et le jour seulement où la parole me sera rendue[1], où je reconnaîtrai les yeux de mon enfance,

  1. Il faut lire « la conversation ». À aucun moment de sa vie Marie Lenéru ne fut muette. Seule sa surdité totale l’obligeait souvent au silence.