Page:Journal de Marie Lenéru.djvu/269

Cette page a été validée par deux contributeurs.
205
ANNÉE 1903

les passants ? Ce qu’on trouve et ce qu’on perd…

Saurons-nous jamais tout ce que nous a pris la silhouette d’une ou d’un inconnu qui s’éloigne pour toujours ? Les paroles et les regards à moissonner de ces âmes dont les yeux, un quart d’heure, ont aimé les nôtres, tandis qu’on s’en retourne chacun mourir dans sa destinée close, infranchissable à ceux que le hasard ne nous a point réservés, que la vie ne nous nommera point.

Et il y a encore les autres, ceux dont le visage même nous était défendu, ceux qui tournent le coin d’une rue que nous prenons, qui ont quitté le salon où nous entrons, la ville où nous arrivons, l’appartement que nous louons, la famille où nous allions ; ceux qu’une minute, un pas, un grain de sable a persévérément détournés de nos voies… le travail incessant des destinées qui se croisent, le fil qui ce soir a le plus approché ce nœud, les trames qui se chaînent, s’étirent, s’avancent et bifurquent… ceux que nous ne vîmes que la nuit, ceux que nous ne vîmes que de dos, fatalités insignifiantes, raccourcis d’atomes du Destin, toute la volonté du monde qui a ordonné cela !

En métropolitain, en chemin de fer, je vois souvent les gens, sinon dormir, du moins fermer les yeux, présenter leur physionomie de sommeil. J’ai vu une charmante femme ne rien changer à son attitude correcte, toute droite, dormir sur tige comme