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JOURNAL DE MARIE LENÉRU

de la chair qui respire et qui veut, d’être des bêtes.

Je crois que j’aime la vie humaine, que j’en ai la curiosité, comme si j’étais d’une autre race.

À l’acte du château, j’ai compris un autre prestige de la Cour. Toutes ces bêtes, choisies, variées, spécialisées, étiquetées, à portée des souverains… On éprouverait à les manier une jouissance de tactifs, comme à toucher de belles pièces d’échecs.

Les généraux en chef ont connu cela : l’être qu’on peut manier et sacrifier. Cela crée un rapport nouveau d’œil à œil, quelque chose de plus rare, de plus poignant peut-être que l’amour.

Napoléon restera l’homme qui a possédé le plus vrai de la volupté humaine. Tous ces hommes qu’il a eus… je ne parle pas des peuples qu’il n’a pu sentir, mais de ceux qu’il a vus, dont il se souvenait. Toute discussion à cet égard, n’est qu’une revanche d’humilié. Je n’ai jamais approché une foule sans éprouver immédiatement, non pas ce que doit être l’orgueil, mais la sensualité du pouvoir. Ah ! personne comme moi ne saurait plus gravement ressentir l’émotion des vanités !

Il faut prendre garde, il y a chez nous trop d’ascétisme réflexe, trop de mortifiés sans le savoir. Nous gardons les dégoûts du christianisme, mais nous en avons aboli les soifs. « Soyez des âmes de désir, » disait, au moins, sainte Thérèse.