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ABANDONNÉE

gnait de n’avoir pas d’enfant après plusieurs années de mariage, et pour combler ce vide de son cœur il avait commis le crime. Aussi se jugeait-elle coupable autant que lui.

Elle éclata en sanglots, et se traînant vers le lit où dormait d’un sommeil fiévreux leur pauvre petite victime, elle s’agenouilla en s’écriant :

— Ô chérie ! toi que nous avons enlevée à une atmosphère de luxe pour te plonger dans la plus atroce des existences, me pardonneras-tu jamais !… Je t’aime autant que t’aurait aimée la plus tendre des mères, mais que puis-je pour toi ? Comment t’arracher à ce milieu dégradant dans lequel tu languis, douce fleur, à qui il fallait pour vivre la joie et les caresses ? Je puis te prodiguer ces dernières, mais le bonheur ne sera jamais ton partage. Ô Dieu ! que j’ai si cruellement offensé, depuis cette fatale union, venez à mon aide, je vous en supplie à mains jointes !…

Et ses doigts frémissants se tendaient vers le ciel.

Ces plaintes d’une voix aimée tirèrent l’enfant de sa torpeur ; elle ouvrit ses beaux yeux languissants.

— Mère !… balbutia-t-elle.

La porte s’ouvrit et Marcello entra.

— Ah ! je vois que notre petite est mieux ! dit-il d’un air aimable. Comme je veux la laisser se remettre complètement, ajouta-t-il, je viens d’engager Zénia, une petite gymnaste de douze ans. Elle ne veut pas rester chez son directeur avec qui elle a eu un différend. Elle ne sera pas aussi gentille que toi, Bianca, mais elle est pleine de santé et de vie, celle-là !

Juana et la petite fille se regardèrent, aussi étonnées l’une que l’autre de ce changement d’humeur du maître toujours redouté, mais elles ne le laissèrent pas voir.

Juana, pour récompenser son mari de ce sentiment d’humanité, lui sourit.

Il en fut tellement ému que ses grosses mains tremblèrent en serrant celles de sa femme.

— Tu verras, Juana, dit-il, nous serons encore heureux.


CHAPITRE ii

L’ABANDON


Les représentations se continuèrent le soir et les jours suivants dans la baraque de Marcello.

Zénia remplaçait Bianca très avantageusement, car elle montrait de merveilleuses aptitudes pour ces exercices qu’elle aimait ; elle y avait acquis une adresse, un brio sans pareils.

C’était une gentille fillette aux cheveux roux, aux grands yeux verts. Russe d’origine, elle avait été vendue par son beau-père à un directeur de cirque, sa mère n’étant plus là pour la protéger. Depuis deux ans elle s’était enfuie de chez ce premier maître qui la battait sans pitié. Sa gentillesse et son savoir lui avaient fait trouver de suite une bonne place.

Éblouie par les propositions de Marcello, elle venait de quitter son emploi et de signer un engagement de trois ans avec ce nouveau maître.

Le saltimbanque n’avait pas tout dit : ce n’était pas simplement pour laisser Bianca se reposer qu’il avait engagé Zénia, mais bien pour la remplacer. Il était décidé à abandonner la malheureuse petite créature qui, seule, lui enlevait l’affection de sa femme.

— Juana m’a aimé, se disait-il, elle m’aimera encore quand cette petite misérable qui me vole sa tendresse ne sera plus entre nous.

Mme Capulto, qui ne se doutait pas de cette perfidie, se montrait aimable envers son mari, puisqu’il consentait à lui laisser pleins droits sur l’enfant de son remords.

Elle avait sorti de sa cachette la médaille du baptême, et l’avait suspendue au cou frêle de Bianca, maintenant qu’elle ne craignait plus les regards de Marcello.

La petite fille, en effet, ne s’habillait plus en robe décolletée, puisque Zénia la remplaçait ; le pieux emblème se dissimulait facilement sous sa guimpe montante. Elle l’avait reçue avec joie, et déchiffrant le nom qui s’y trouvait gravé :

— Est-ce aussi le mien ?

— Oui, ma chérie.

— Mireille !… avait-elle murmuré, rêveuse.

— Oh ! si cette médaille pouvait la guérir, lui rendre ses forces et son sourire ! se disait la jeune femme, en joignant ses doigts avec ferveur.

Toute la piété de son enfance écoulée aux côtés d’un père vraiment chrétien lui revenait aujourd’hui, et c’est avec tout son cœur qu’elle priait Dieu soir et matin de daigner abaisser ses regards sur son infortune. Mais toujours le souvenir dévorant de sa participation au crime arrêtait l’aveu sur ses lèvres, quand, dans l’ombre de l’église, où elle se rendait chaque dimanche avec Bianca, elle voyait le tribunal où le prêtre juge, absout et console.

La foire étant terminée, tous les forains faisaient leurs préparatifs de départ.

La baraque de Marcello fut démontée et placée sur la roulotte.

— Où nous dirigerons-nous ? lui avait demandé sa femme.

— Vers l’Allemagne, avait-il répondu laconiquement.

Les deux enfants s’entendaient à merveille. La folle gaieté de Zénia amusait la petite Bianca. Elle avait eu si peu l’occasion de rire, la pauvrette, malgré les rôles forcés où un sourire de commande détendait ses lèvres pâlies, qu’elle s’épanouissait dans cette atmosphère plus clémente, comme un frêle boulon de rose qui, torturé d’abord par un vent violent, s’entr’ouvre enfin sous le soleil et le calme revenus.

Marcello, en effet, pour mieux endormir la confiance de sa femme, était d’une bonté presque paternelle pour la petite fille. Le jour du départ arriva.

Avant le dernier repas que l’on prit vers midi, dans la roulotte, Marcello avait versé adroitement quelques gouttes d’un liquide dans les verres de Juana et des trois enfants. Le misérable voulait les endormir, afin de mettre son infâme projet à exécution sans être entravé par les larmes des deux pauvres créatures et la curiosité maligne de Zénia et du clown. Et en