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ABANDONNÉE

bistre cet éclat sinistre, c’est ce qui détendait ses lèvres en deux cercles où s’imprégnait le plus profond désespoir.

L’homme qui l’avait précipitée dans cet abîme de fautes et de douleurs gisait, à son tour, terrassé par une maladie terrible qui ne lui laissait aucune minute de répit. Un soir, à la suite d’une représentation, un froid subit et mortel s’était abattu sur ses robustes épaules et l’avait contraint à gagner sa couche tout frissonnant. Le lendemain une pneumonie se déclarait, et aujourd’hui le médecin qui le soignait avait perdu tout espoir.

Oubliant tous ses griefs devant ce malade accablé que la mort guettait, Juana l’avait soigné avec un grand dévouement ; mais il devait être inutile. Marcello allait bientôt rendre compte à Dieu de sa vie troublée par tant de méfaits, dont le plus affreux était le rapt cruel de cette petite Mireille.

C’était, la plus grande préoccupation de la jeune femme, quand l’homme qu’elle avait aimé assez follement pour tout abandonner allait disparaître peut-être à jamais. S’il devait se présenter devant Dieu sans avoir essayé de réparer son crime ? Et cette éventualité, redoutable pour son âme pieuse, faisait frissonner Juana comme si cette heure suprême était déjà sonnée.

Aussi, en lui présentant le breuvage qui devait adoucir son mal, lui dit-elle doucement :

— Marcello, ne voudrais-tu pas voir un prêtre ?

Il se redressa brusquement, et paya ce mouvement par une violente quinte de toux. Quand elle prit fin, sa femme essuya son front moite, et, le soulevant légèrement, elle le fit boire.

— Un prêtre !… balbutia-t-il enfin. Tu me crois donc perdu ?

— Non, et nous espérons te sauver, ainsi que le docteur me le disait ce matin ; mais nous sommes tous mortels, Marcello, et ce moment arrivera pour toi comme pour moi. Il y a longtemps que tu as abandonné toutes pratiques religieuses, et je voudrais profiter de cette maladie qui te montre combien est grande la faiblesse humaine, combien nous sommes peu de chose devant la mort, je voudrais te voir revenir à Dieu, le seul grand, le seul fort. Après cette vie il y en a une autre, mon ami, elle est éternelle, et nous y serons placés selon nos mérites, et aussi selon notre repentir.

Le malade exhala une faible plainte, et de nouveau une sueur brûlante inonda son visage. Juana se pencha encore et l’étancha à l’aide d’un fin mouchoir ; puis ses lèvres s’appuyèrent sur ce front que plissaient les soucieuses pensées, et d’une voix où passa toute son angoisse :

— Aie pitié de toi-même, Marcello, et si Dieu a jugé l’heure extrême venue, ne quitte pas ce monde avec ton redoutable secret.

— L’enfant !… murmura-t-il.

— Oui, celle que nous nommions Bianca et qui s’appelle Mireille.

— Qui te l’a dit ?

— La médaille d’or qu’elle avait au cou.

Il eut un regard effaré, et ses mains se crispèrent sur le drap.

— Je t’en supplie ! recommença-t-elle avec prière, dis-moi tout ce qui concerne cette petite fille, afin que je répare, si tu ne peux le faire toi-même. Tu sais que je t’ai bien aimé ; au nom de cet amour, parle.

Le moribond sembla combattre encore avec lui-même, puis, vaincu :

— Soulève-moi un peu, Juana… je vais tout t’avouer.

Elle arrangea ses oreillers, et lorsqu’il y fut commodément appuyé, elle alla vers la fenêtre regarder ce que devenaient les enfants. La fillette tressait toujours ses fleurs ; le jeune garçon avait disparu dans le bois. Sûre de n’être pas dérangée, Juana revint s’asseoir près du lit.

— Je t’écoute, dit-elle.

Marcello ferma les yeux comme pour s’isoler et commença :

— Tu n’avais pas d’enfant, et tu en souffrais. Lors de mon voyage en France pour réclamer à Bertrand cette somme prêtée qu’il ne voulait pas nous rendre, je passai près d’une magnifique demeure située non loin de Bayonne, et je vis dans le jardin une petite fille qui jouait parmi les fleurs au bord de la rivière.

Comment la pensée de te l’apporter m’est-elle venue ? C’est sans doute parce que je t’aimais avec passion et que je te voulais complètement heureuse… Je pénétrai le lendemain dans la propriété bordée par un mur assez bas, et je guettai le petit être que je convoitais. Je m’étais muni d’un flacon de chloroforme afin de le lui faire respirer et de pouvoir l’emporter sans cris, sans péril… Car une autre pensée m’était venue, et je désirais réussir dans cette entreprise. Nous venions d’acheter la roulotte, et cette enfant si belle ne pouvait que nous être très utile pour nos représentations…

Il s’arrêta, épuisé.

Juana, palpitante, approcha encore la tasse de ses lèvres.

— Bois, fit-elle, cela te reposera.

Il put reprendre le lamentable récit.

— Par un hasard heureux pour moi, la petite fille vint toute seule jouer sur la rive ; elle s’amusait à cueillir des fleurs dont elle remplissait une petite corbeille… Je me présentai brusquement à sa vue ; elle s’effara, mais avant qu’elle eût pu jeter un cri, je lui couvris le visage d’un voile imbibé de chloroforme… L’effet fut très prompt, elle tomba inanimée sur le gazon, et je pus remporter sans éveiller l’attention.

— Et tu ne te dis pas alors quelle douleur allaient avoir ses parents ? s’écria Juana, ne pouvant plus contenir son indignation. Aucun sentiment de pitié ne fit vibrer ton cœur ?

— Ils étaient riches, les gens qui habitaient ce splendide château ; ils avaient sans doute d’autres enfants ; que de raisons pour se consoler !

— On n’oublie jamais, jamais, la perte d’une petite fille telle que Mireille, répondit la jeune femme d’une voix tremblante. Ah ! qu’ils doivent encore la pleurer ! Il vaut mieux savoir son enfant mort que de ne pas connaître la destinée qui lui a été faite !

— Ses parents la croient morte : avant de disparaître, j’avais suspendu son chapeau à la branche d’un arbre penché sur l’eau.

— Ô profanation !… Ah ! pauvre chérie ! pourquoi ai-je cru en la recevant à la fable que tu avais si bien imaginée ! J’aurais pu alors la