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ABANDONNÉE

tantôt vers Paule, tantôt vers son père, demandant un baiser à l’un ou à l’autre.

— Nous ferons de jolies promenades aux environs, disait-elle. Tu verras, père, comme il y a de belles prairies où coule le Scorff, et de grands bois aux arbres immenses, qui ombragent des fougères si fines !

Mais voyant que le comte ne s’unissait pas pleinement à son enthousiasme, il tomba un peu, et elle sembla heureuse lorsque Paule lui eut dit :

— Va conduire ton père dans la chambre rouge, Mireille.

— Elle sera la sienne, maman ?

— Oui.

Et la jeune femme ne put s’empêcher de rougir à ce mot si doux qu’elle aimait à recevoir. N’était-ce pas une amertume pour le comte de l’entendre prononcer par l’enfant quand la vraie mère était à peine froide dans son cercueil ?

Roger ne parut pas s’en formaliser.

Et cependant, lorsqu’il fut seul avec sa fille dans la vaste chambre aux tentures pourpres, qu’il devait occuper pendant son séjour aux Magnolias, il la fit asseoir sur ses genoux, et bien doucement il lui parla de sa grand’mère, de sa mère morte si jeune, en l’appelant, en la pleurant, et les larmes de Mireille lui prouvèrent qu’elle s’unissait à son chagrin.

Et dans le petit salon où les deux sœurs s’étaient retirées après le départ de leurs hôtes, une autre scène attristante se passait. Paule, effondrée dans un fauteuil, pleurait déjà à grands sanglots cette Mireille tant aimée, et Mlle Irène, impuissante encore à la consoler, ne pouvait qu’unir ses pleurs aux siens.

*

Roger s’empressa de faire part à ses amis de toutes ses impressions.

Château de Montscorff, ce 23 novembre 18…

Je l’ai retrouvée, mes chers amis !

Il est inutile, n’est-ce pas, de vous exprimer les sentiments qui remplissent mon âme, vous les comprenez, vous dont les cœurs palpitent aussi vivement que le mien sous la joie et la douleur.

J’ai revu cette petite Mireille, dont les traits enfantins n’ont pas changé pendant ces six longues années, et mes bras se sont ouverts bien grands pour la recevoir. Ah ! quels moments ! Comme il rachète les désespérances traversées !

Hélas ! ma félicité n’est cependant pas complète, puisque ma chère Marie ne peut en jouir avec moi !

Je veux vous raconter, selon mes promesses, tous les incidents de ce voyage entrepris malgré tout sous le doute cruel. Dans le wagon qui m’emportait seul et désemparé vers la Bretagne, ne m’étais-je pas imaginé que ce collier avait pu être enlevé du cou de ma fille morte pour en parer une autre ! Mais à peine en face de Mireille, mes yeux et mon cœur ont eu bientôt détrompé mon pauvre esprit troublé.

C’est à la mairie de Kerentrech que je me suis rendu tout d’abord. Le maire m’expliqua comment l’enfant trouvée ne put rester chez Mme Kerlan qui l’avait relevée mourante au pied de la croix. L’anémie terrible qui la dévorait demandait la pleine campagne pour être terrassée.

C’est alors que le Dr Conlau songea à Mlles de Montscorff qui habitent une propriété non loin de Cléguer, petit bourg des environs de Lorient. Elles voulurent bien recevoir Mireille, et c’est là que je devais la retrouver.

Mais auparavant je voulus voir Mme Kerlan qui réside à Kerentrech, je voulus lui exprimer l’extrême reconnaissance de tout mon être.

Dans une maisonnette où règnent un ordre admirable et un goût parfait, je fus reçu par une aimable jeune femme revêtue du seyant costume des campagnes lorientaises. À peine lui avais-je posé quelques questions, qu’elle s’écria :

— Vous êtes le père de Mireille !…

— Qui vous le fait supposer, Madame ? lui dis-je, un peu anxieux, car sa réponse allait peut-être dissiper les doutes qui me torturaient encore.

— L’enfant vous ressemble d’une manière frappante, Monsieur ! Vos yeux surtout, si lumineux et si sombres à la fois, sont les siens.

— Ah ! Madame ! m’écriai-je, vous ne pouvez vous figurer combien cette affirmation m’allège le cœur.

Et je lui racontai mes tourments.

Puis ses enfants entrèrent, deux mignons bébés aux jolis yeux rieurs. Je me plus à leur parler de celle qu’ils nomment encore leur sœur. Elle saura leur prouver qu’elle mérite ce titre en plaçant dans leurs menottes une dot qui les aidera à leur entrée dans la vie.

J’avais hâte de prendre la route de Montscorff. Après avoir laissé simplement parler mon cœur pour remercier Mme Kerlan de cette action généreuse qui l’avait fait adopter une petite abandonnée quand elle était déjà chargée de famille, avec une position des plus modestes, je la quittai, en lui promettant de revenir avec Mireille.

Bientôt les tourelles du château se profilèrent sur les grands arbres dépouillés du parc. Je congédiai le cocher qui m’avait conduit, et je m’avançai sous une avenue formée par de splendides magnolias, dont les longues feuilles d’un vert brillant n’ont rien à redouter de l’hiver, qui leur donne au contraire une nouvelle vigueur.

Une pelouse aux corbeilles de chrysanthèmes et de géraniums encore en pleine floraison étale son herbe fine devant le château. Au milieu, un jet d’eau y fait étinceler ses perles qu’irisait un rayon de soleil. Avec ses balcons enguirlandés de verdure, ce décor fleuri, ce bassin de marbre à l’eau jaillissante, cette demeure me rappelait en petit notre domaine de Peilrac.

Bouleversé par une émotion bien compréhensible au moment de me trouver en présence de ma fille, Je montai le large perron et sonnai. Une jeune fille — la gouvernante de Mireille — vint m’ouvrir, et sur mon désir de voir Mlles de Montscorff, elle m’introduisit dans un petit salon où je trouvai ces dames avec une visiteuse.

À peine m’étais-je incliné devant elles qu’une porte s’ouvrit en face de moi : Mireille, éblouissante de beauté et de santé, y apparut.

Ah ! mes amis, comment vous décrire, l’élan qui me porta vers elle ? J’oubliai tout : cette introduction dans cette pièce inconnue, ces dames que j’avais à peine saluées, à qui je n’avais rien dit du motif qui m’amenait, et, avec un cri d’ivresse, j’ouvris les bras à cette enfant tant pleurée et enfin retrouvée.

Se souvint-elle alors du père qui la faisait sauter sur ses genoux, où, petite fille aimante et tendre, elle aimait à se pelotonner ? À son nom prononcé d’une voix au timbre presque violent, elle courut à moi, et je la serrai sur ce cœur qui si longtemps avait battu d’angoisse en songeant à elle.

Cette première effusion apaisée, je me ressaisis et je pus l’expliquer.

Quelle noblesse de sentiment chez ces femmes qui m’accueillirent alors ! Quelles mères aimantes et dévouées ma fille a trouvées en elles !

L’aînée, Mlle Irène, a bien une cinquantaine d’années. Elle n’a jamais dû être belle, même dans l’éclat de sa jeunesse ; mais quelle distinction en