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ABANDONNÉE

par ce vilain temps pour travailler aux choses des malheureux.

— Mon mérite n’est pas très grand, vois-tu, ma chérie, parce qu’il y entre un peu d’égoïsme : je me trouve si bien parmi vous ! Il est si triste d’être seule ! murmura-t-elle.

— Tant mieux ! fit la petite fille qui n’avait pas entendu la dernière phrase. De cette façon, vous resterez toujours à Cléguer.

Toutes rirent de cette conclusion.

— Laisse ce travail, petite courageuse, et va chercher ta poupée, reprit Paule.

Obéissante, Mireille monta dans sa chambre où sa fille reposait encore, sa journée ayant été trop remplie pour qu’elle eût pu s’en occuper.

— Quelle charmante petite nature ! s’écria Alice, on s’y attache chaque jour davantage !

— N’est-ce pas ? fit Paule ravie. Le temps me semble avoir des ailes depuis que cette jolie fillette est entrée au château. Quand je songe que sept mois se sont déjà écoulés depuis ce moment ! Je crois voir encore Mme Kerlan nous l’apporter si pâle, si frêle !

— Elle a changé, depuis cette époque, dit Mlle Irène. Si ceux qui l’ont abandonnée la retrouvaient aujourd’hui, ils ne la reconnaîtraient pas.

— Les soins assidus, la douce vie, le bon air pur, tout y a contribué, reprit Alice. Cette enfant vous doit beaucoup, Mesdemoiselles.

— Elle en est bien reconnaissante, dit Yvonne. Le soir, dans ses prières, quelles actions de grâce elle adresse au ciel en nommant sa mère et sa tante !

— Elle est remplie de cœur ! s’exclama Paule. Elle n’oublie pas davantage celle qui l’a relevée sur la route où l’avait jetée la méchanceté la plus noire. Si je pouvais savoir qui a commis cette action indigne !…

— Mireille n’a jamais parlé ? demanda Mlle Rindon.

— Non, jamais, et je ne l’interroge plus ; elle semblait souffrir de cette insistance. L’enfant est heureuse, c’est l’essentiel. Dieu se chargera de punir les criminels, car c’est l’être que d’abandonner à la merci des événements une pauvre petite innocente. Mais parfois je me demande si une mère désolée ne la pleure ! acheva la jeune femme rêveuse.

— Tu crois toujours qu’elle a été volée avant d’être délaissée ? lui dit sa sœur.

Avant qu’elle ait pu répondre, la sonnette de la porte d’entrée retentit légèrement.

— Bon, une visite ! s’écria Mlle Irène. Qui peut venir à cette heure ? Et les domestiques qui ne sont pas là !

— Voulez-vous que j’aille ouvrir, Mademoiselle ? demanda Yvonne.

— Allez, mon enfant, et faites entrer ici ; ce petit salon est plus hospitalier aujourd’hui, puisque le grand est sans feu.

La jeune fille sortit et revint quelques instants après avec un inconnu grand et distingué, au visage triste et pâle. Elle annonça :

« Monsieur le comte de Peilrac ! » et s’en fut retrouver son élève.

Roger s’inclina profondément.

— Soyez le bienvenu à Montscorff, Monsieur ! lui dit Mlle Irène en lui désignant un fauteuil.

Paule le regardait et semblait atterrée.

Comme Alice allait se retirer :

— Je ne voudrais nullement vous déranger. Mesdames, dit le comte ; restez, je vous en prie !

Soudain la porte placée en face du visiteur s’ouvrit brusquement, et la petite fille s’y encadra.

À cette vue, Roger ne fut pas maître de son premier mouvement. Il ouvrit les bras en s’écriant :

— Mireille !…

Comme poussée par une force mystérieuse, l’enfant s’y précipita.

— Mireille !… répéta l’heureux père en l’embrassant, ma bien-aimée ! Ma fille !…

Ah ! il n’avait pas eu besoin de recourir au signe pour la reconnaître ! Ces yeux noirs aux reflets d’or, ce front blanc auréolé de boucles brunes, ce nez aux ailes palpitantes, étaient les siens ; cette jolie bouche aussi rouge qu’une fleur de grenade, c’était celle de la chère morte.

Enfin M. de Peilrac se reprit à l’affolement du brusque revoir. Il entoura Mireille de son bras et il alla à Irène, pendant que Paule, aussi blanche que les dentelles de sa robe, se dissimulait derrière le rideau de la fenêtre.

Qu’était devenue cette joie qu’elle devait éprouver en rendant l’enfant saine de corps et d’esprit à ses parents ?

— Je suis le père de Mireille, Mademoiselle, dit-il d’une voix tremblante ; pendant six ans je l’ai crue morte, et je la retrouve, grâce à vous, rayonnante de santé ! Comment vous exprimer mon immense gratitude !…

Mlle de Montscorff attira Paule vers elle.

— Ces remerciements doivent surtout s’adresser à ma sœur, fit-elle, une fierté au front. C’est elle qui a veillé jour et nuit l’enfant malade, elle qui s’en occupe encore comme si elle était sa fille.

Le comte regarda tout ému cette jeune femme aux cheveux d’or, aux grands yeux bleus qui lui rappelait Marie ; il lui prit la main, et, la réunissant à celle de Mireille, il les baisa avec un attendrissement sans bornes.

— Que ne vous dois-je pas !… balbutia-t-il.

— Je n’ai fait que mon devoir de femme envers un frêle petit être abandonné, dit Paule, se reprenant à l’extrême abattement qui s’était emparé d’elle à la vue de l’étranger.

De suite elle avait remarqué la frappante ressemblance, et son cœur s’était serré à la pensée de perdre celle dont elle se croyait à jamais la mère.

Le petit groupe s’était reformé autour de la cheminée. Mireille s’appuyait toujours sur son père, mais ses doigts n’avaient pas quitté ceux de Paule.

— J’ai été bien éprouvé depuis cette disparition inexpliquée encore, reprit M. de Peilrac d’un accent lassé. Ma mère est morte subitement devant ce Gave où elle supposait sa petite-fille ensevelie : ma femme, atteinte du cœur, n’a fait que languir depuis la terrible catastrophe, et je l’ai perdue il y a quelques jours à Majorque, où je l’avais emmenée pour essayer de la guérir.

— Vous avez, en effet, horriblement souffert, Monsieur, s’écria Mlle Irène. Ah ! si nous avions