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ABANDONNÉE

CHAPITRE V

LES MALHEURS VOLENT PAR TROUPES


Le printemps était revenu et avec lui les joyeux papillons dont les ailes de pourpre et d’or rayonnaient dans l’azur infini du ciel !

Mireille allait avoir trois ans. C’était une adorable enfant avec ses yeux noirs et ses cheveux d’or bruni. Elle chantait et riait tout le jour, ainsi qu’un doux oiseau qui s’est enfin échappé du nid.

— Comme elle te ressemble, Roger ! s’écriait parfois Marie, lorsque le père venait vers elle, sa fille entre les bras.

— Elle a aussi quelque chose de toi, lui disait-il, la bouche si fraîche et si rieuse.

— Peut-être. Mais comme la ressemblance existe surtout dans les yeux, c’est toi qu’elle rappelle ; n’est-ce pas, maman ?

— Oui, répondait l’aïeule en contemplant l’enfant devenue son petit bonheur, je crois revoir Roger à trois ans, quand son père fit faire sa miniature par un artiste d’un grand talent. Je me souviendrai toujours de ma joie en trouvant ce petit chef-d’œuvre sous ma serviette, le soir de ma fête. Et lorsque Mireille a cette robe blanche brodée qui lui découvre le cou et les bras, elle me donne la complète illusion de ce temps lointain.

Et la miniature était comparée à la petite fille, et chacun s’extasiait sur la parfaite ressemblance.

— Nous ferons poser Mireille, si vous le voulez, mère ? et nous aurons ainsi son portrait.

Et c’étaient de beaux projets sur l’enfant bien-aimée que l’on voyait déjà fillette, puis jeune fille.

— Oh ! ne me l’enlevez pas encore ! faisait la vieille dame tout attristée. Qu’elle reste longtemps, bien longtemps petite, elle est plus à moi ainsi.

Comme si elle eût compris la tendresse infinie de sa grand’mère, Mireille venait se blottir entre ses bras, écoutant, très intéressée, les histoires d’oiseaux et de fleurs qu’elle savait si bien lui raconter.

*

La petite fille jouait dans la charmille par un beau soleil de mal, sous les regards bienveillants et attentifs de la comtesse Mathilde. Roger et sa femme étaient allés à Bayonne, afin d’assister au départ d’amis qui s’embarquaient pour le Brésil.

Le temps était splendide ; une légère brise apportait sous l’ombrage les parfums des fleurs dont ce mois était le triomphe ; de vifs rayons d’or traversaient le léger feuillage, faisant régner sous le berceau la chaleur et la gaieté. Rien ne pouvait faire présager le terrible drame, qui allait se jouer au bord de ce Gave roulant avec fracas sur les cailloux de son lit ses flots gonflés par des pluies d’orage.

La bonne de Mireille vint soudain avertir la vieille dame qu’une visiteuse l’attendait un salon.

— C’est pour une bonne œuvre, Madame la comtesse.

— Veillez sur l’enfant, Suzanne, je vais recevoir cette personne.

Mais à peine sa maîtresse fut-elle disparue, que cette fille, voyant Mireille très occupée à bercer sa poupée, courut au potager où travaillait Bernard, son fiancé. Lorsqu’elle revint, la petite fille n’était plus sous la charmille.

Suzanne ne s’en inquiéta pas tout d’abord, elle sortit dans le jardin et l’appela ; mais rien ne répondit à sa voix. Alors la frayeur la fit instinctivement se diriger vers le parc, où coulait le Gave, dont les eaux jaunâtres atteignaient presque les rives constellées de fleurs. Les premiers objets qu’elle distingua près de la rivière lui firent pousser un cri d’horreur.

— Mon Dieu ! pitié !… s’écria-t-elle en élevant ses mains suppliantes vers le ciel.

Le petit panier de l’enfant se voyait dans l’herbe à demi plein de fleurs, et son grand chapeau était accroché à un saule se penchant sur les flots.

Ce fut à ce moment qu’arriva l’aïeule.

— Pourquoi avez-vous quitté la charmille sous cette chaleur ? fit-elle un peu sèchement.

Puis, remarquant l’air égaré de Suzanne :

— Qu’avez-vous ? balbutia-t-elle. Où est Mireille ?

Alors elle vit aussi la petite corbeille et le chapeau.

— Ah ! malheureuse !… Vous l’avez laissée jouer sur le bord de la rivière et elle s’est…

Elle n’osa prononcer le mot effrayant.

— Non, non, Madame, cela n’est pas ! Mireille a dû se cacher comme elle le fait souvent.

— Cherchez-la donc ! dit la comtesse, un peu rassurée.

Elle-même s’unit aux recherches avec Bernard et des domestiques accourus à leurs cris. Mais ce fut en vain qu’ils parcoururent les jardins et le parc, ce fut en vain qu’ils l’appelèrent désespérément, l’écho seul répondit à leurs voix. Ils revinrent, affolés, au point de départ, où le grand chapeau s’agitant à la brise confirma leurs premiers doutes. L’enfant avait dû se pencher pour cueillir une fleur, et elle avait disparu dans l’eau tourbillonnante.

Et comme pour leur en donner une assurance plus grande encore, un bel iris à demi brisé pendait tristement sur la rive. Sous la douleur immense qu’elle ressentit par cette mort affreuse de la bien-aimée, sous l’effrayante perspective du retour de ses enfants sans qu’elle pût jeter en leurs bras cette fille tant chérie et confiée à ses soins, Mme de Peilrac porta des mains à son cœur où tout le sang affluait, puis à sa tête où il bondissait ensuite en la rendant presque aveugle, et elle s’affaissa comme une masse à la place foulée pour la dernière fois par les petits pieds de Mireille.

Quand les domestiques la relevèrent, ils s’aperçurent avec terreur qu’elle avait cessé de vivre.

Ils se hâtèrent de la transporter au château, et, voulant douter encore, deux d’entre eux allèrent chercher le prêtre et le médecin. Lorsqu’ils arrivèrent, le second ne put que confirmer la mort, et le premier bénit d’une main