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LE BORDEREAU


que de lui d’être l’un des chefs ; car ce juif, aux aspirations violemment spiritualistes, comme tant d’autres de sa race, avait, lui aussi, dédaigné une occupation lucrative pour une carrière toute de labeur austère et d’honneur. Militaire dans les moelles, avec une telle passion de sa profession où il incarnait toutes les vertus, il eût cru déchoir, ternir son uniforme, manquer à son idéal, s’il s’était abaissé à des courtisaneries indignes d’un soldat. Cet idéal, demain, dans l’affreuse misère, ce sera le pilier d’airain où il se cramponnera.

Ainsi, il n’était ni obséquieux, ni familier, mais seulement poli, tout entier à son travail et à sa vie de famille, vie simple, rangée, tranquille, entre sa jeune femme et deux petits enfants.

Il aurait dépensé un peu de son or dans des fêtes qu’il eût compté plus d’amis. Ou, s’il avait fait preuve de moins de zèle, d’un moindre désir de s’instruire et d’un moins vif amour du service, il eût fait moins d’envieux.

Désir de s’instruire qui était aussi celui de se pousser ? Ce désir sévit, en effet, chez presque tous les ambitieux, — et il l’était, — chez tous les officiers qui prennent le métier au sérieux. Il existe chez le chrétien comme chez le juif, et parfois, chez celui-ci, ne se cache point assez, s’étale avec une ingénuité qui offusque.

Dreyfus ne dédaignait pas les occasions de se faire valoir, recherchait les travaux difficiles où brillaient sa science fraîchement acquise, sa vive compréhension des choses. Quelques-unes de ses études, sur les ressources financières de la mobilisation en temps de guerre, sur la folie du nombre, lui avaient valu de hautes félicitations, et la jalousie qui suit le succès à la piste. Il avait des idées très personnelles qu’il défendait avec convic-