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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


la verve de ses lettres, ses invectives furieuses contre les chefs de l’armée, sa haine et son mépris de la France. Tantôt, il l’inquiétait par ses allures, son manque de prudence, ses notes tour à tour précieuses et misérables. Il se faisait payer cher (2.000 marks par mois)[1] et réclamait toujours plus d’argent. Trahison mêlée d’escroquerie. Le grand État-Major prussien le tint parfois pour un provocateur. Déjà Schwarzkoppen avait fait mine de rompre.

Si Henry est le complice d’Esterhazy, la lettre volée ouvre l’abîme sous ses pas. S’il ne l’est pas, elle lui apprend que son ami est infâme. Il s’agirait de son frère qu’il a le devoir étroit de parler, ayant reconnu l’écriture familière, si caractéristique. Lui surtout, l’un des chefs du service de l’espionnage, il ne peut se taire, même d’un soupçon, rien que pour éviter une chance possible d’erreur.

Qu’il soit l’associé du traître ou simplement son ami, le plus simple n’est-il pas de détruire la lettre accusatrice, unique et fragile preuve ?

La lettre fût venue, en morceaux, par le cornet que l’opération eût été, en effet, facile et sans danger.

La Bastian était illettrée, enfermait pêle-mêle dans des paquets les fragments épars de papier qu’elle ramassait, sans chercher à les réunir et à les lire. Nulle trace, pour cette fois, ne fût restée du crime. Mais Brücker sait la valeur des choses ; il a lu la lettre, en a estimé le prix. Qu’Henry essaye de lui persuader qu’elle est sans valeur, bonne à jeter au feu, l’agent, trop intelligent, va se cabrer. Il ne se laissera pas frustrer du bénéfice du coup hardi qu’il vient de faire. Il parlera, à Cordier, à

  1. Et non 2.000 francs, comme me l’a écrit, le 23 juin 1898, Cornwallis Conybeare, de l’Université d’Oxford. — Voir mon volume : Vers la Justice par la Vérité, p. 141.