Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, La Revue Blanche, 1901, Tome 1.djvu/644

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
622
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


C’était trois ou quatre jours avant l’exécution du jugement ; le ministre de la Guerre voulait tenter un dernier effort pour connaître les complices de Dreyfus ; par son ordre, j’allai trouver le condamné, et nous eûmes une conversation d’environ une heure, sans témoins. Au cours de cette conversation, je dis à Dreyfus : « Comment expliquez-vous que certains agents de l’étranger aient pu s’entretenir d’un « ami » qu’ils auraient eu dans le personnel du ministère ? » Dreyfus se leva brusquement, la face rouge, montrant le poing dans le vide, et s’écria avec rage : « Oh ! ces deux misérables attachés militaires, si je pouvais leur enfoncer un poignard dans la gorge ! — Qui vous parle d’attachés militaires ? répondis-je. Et comment savez-vous qu’ils seraient deux à avoir tenu ce propos ? — Mais on sait bien que la Triple Alliance… — Alors, ils seraient trois ? — L’Autriche ne compte pas. » — Il y a lieu d’ajouter que les deux attachés militaires allemand et italien, qui n’ignorent pas les fonctions dont j’ai été chargé dans cette affaire, sont restés en très bons termes avec moi, très heureux sans doute que j’aie évité tous les pièges tendus pour les mettre personnellement en cause. »

Récit manifestement inexact, arrangé à plaisir. D’abord, Dreyfus savait en 1894 l’objet précis de l’accusation portée contre lui ; Du Paty lui-même et D’Ormescheville l’avaient interrogé sur ses prétendus rapports avec l’ambassade d’Allemagne. On comprend l’importance qu’aurait eue en effet cette scène violente, si elle avait eu lieu telle que Du Paty la raconte en 1897. Mais, dans ce cas, l’eût-il passée sous silence en 1894, ne l’aurait-il pas rappelée au moins d’une phrase dans son rapport sommaire à Mercier du 31 décembre, où il n’en dit rien et constate « que Dreyfus a causé tranquillement avec lui » ?

Dreyfus lui a bien dit qu’il voudrait mettre le couteau sous la gorge des attachés militaires, mais pour leur arracher le nom du vrai coupable, non pour s’en venger.

Dans ce rapport même du 31 décembre, Du Paty écrit : « Il se dit l’objet d’une fatalité ; quelqu’un lui a pris son nom, son écriture, ses papiers, et s’est fait passer pour lui auprès des agents étrangers. » Quoi ! ayant relaté cette hypothèse du prisonnier. Du Paty n’y ajoute pas une allusion au dialogue dramatique où l’aveu de ses relations