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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


cherché à sauver un innocent sans livrer son agent, — ignorant d’ailleurs que celui-ci était l’auteur du crime, — et à dégager l’Allemagne sans compromettre la paix. Casimir-Perier croyait à la culpabilité du condamné, et, lui aussi, il pensait n’avoir point de reproche à se faire, ayant réussi à satisfaire la fierté allemande, sans que la fierté française en souffrît la plus légère atteinte. Dès lors, le crime du juif restait un article de foi pour la France, un ténébreux mystère pour presque tout le monde civilisé. La France voyait le drame à travers le daltonisme de sa colère ; le monde, d’une vision plus claire, distinguait, dans les ténèbres, mille sujets de doute. Quand nul intérêt personnel n’est en jeu, quand toute passion se tait, sauf la curiosité du vrai, il n’est pas malaisé de raisonner juste. Ainsi raisonnait le monde. Ivre de passions sincères et de passions factices, la France déclamait. Pour la France, la parade d’exécution, c’était la fin de la tragédie : « Dreyfus n’est plus un homme, c’est un numéro de la chiourme[1] » ; le climat de l’île du Diable « moins délicieux que celui de la Nouvelle-Calédonie[2] » fera le reste, et le forçat, alors, aura payé sa dette[3]. Tous les peuples civilisés avaient frémi au récit des scènes sauvages de l’École militaire ; Dreyfus n’y avait point paru un comédien ; et les penseurs se consolaient de l’angoisse que la pensée

    en colère à propos de cette question, nul ne le sait ici, pas même Hohenlohe. C’est probablement un nigaud qui aura jasé, un dandy d’aide de camp, de ceux qui ne savent rien en dehors de leurs brandebourgs. À part cela, l’Empereur est gai et bien portant, mais il veut tout faire par lui-même. Sa visite à Herbette a causé un grand émoi. » (Dossier secret, pièce 46 ; Cass., I, 364, Cuignet ; Rennes, II, 105, Mercier). — Pour la deuxième phrase, voir page 559.

  1. Petit Journal du 6 janvier.
  2. Ibid.
  3. Estafette du 7, article intitulé : « La dette du forçat ».