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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


mêmes passions que la foule, par curiosité, ou avec le vieil instinct de la bête qui est au fond de l’homme, ou pour y trouver l’éclatante confirmation du verdict. La curiosité fut satisfaite, la sauvagerie aussi. Mais la confirmation manqua. Les plus enragés, ceux-là mêmes qui avaient craché des injures à la face du supplicié, furent secoués, sinon émus.

Beaucoup d’esprits furent traversés par le doute. Le doute avait obsédé plus d’un, avant le procès ; l’unanime sentence l’avait chassé. Il revenait. Presque tous s’en tairont ; telle était la terreur, même chez les meilleurs, de paraître nier l’infaillibilité des juges, et tant la pitié elle-même était devenue suspecte. Mais cet « impondérable » qui fait la confiance[1] est à jamais évanoui ; la certitude ne se commande pas ; il n’est au pouvoir de personne de la prescrire aux consciences troublées ; plus rien désormais n’en chassera le doute. Eux-mêmes, ils s’efforceront de s’en délivrer, parce que cette pensée eût rendu la vie intolérable, et aussi par impuissance de percer le mystère du huis clos. Ils l’endormiront, mais ils ne s’en délivreront pas[2].

« Innocent, ou surprenant comédien ? » Mais comment choisir, décider ? Nul ne l’osa d’entre ceux que n’aveuglaient ni la haine ni l’intérêt. Et nul ne le pouvait. Forte est la sensation personnelle, physique, de l’innocence ; mais trop forte encore la croyance que les juges n’ont pas condamné sans preuves formelles. L’idée

  1. Avenir militaire, article cité.
  2. Parmi ceux qui, en des conversations privées, exprimèrent le doute dont ils avaient été assaillis, je puis nommer F. de Rodays, directeur du Figaro, Marinoni, directeur du Petit Journal, Jean Dupuy, directeur du Petit Parisien, Victor Simond, directeur du Radical, le chroniqueur judiciaire Bataille. Un riche industriel, blasé, amateur de spectacles violents, Albert Menier, revint malade de la parade d’exécution.