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LA DÉGRADATION


lâcheté que de déserter la vie. Je le sens aujourd’hui ; mais, que veux-tu ? Le coup était trop cruel et mon courage avait sombré. C’est toi qui l’as relevé ; ton âme fait tressaillir la mienne. » Et, le lendemain, les jours suivants, il renouvelle son serment, pour se fortifier lui-même, pour la rassurer tout à fait : « Quelles que soient les épouvantables tortures morales que je vais éprouver, il faut que je résiste. Je n’ai pas le droit de déserter mon poste. Je serais lâche si je le désertais. Je vivrai, je le veux. » Son devoir est nettement tracé ; il faut qu’il laisse à ses enfants un nom pur et sans tache. Et il « rassemble toutes ses forces pour supporter l’horrible humiliation qui l’attend ».

On voit, dans des tableaux anciens, un saint, un martyr, dont des tortionnaires, de leurs couteaux sanglants, enlèvent la peau, mettent à nu la chair. Il est cet homme, dépouillé de son honneur qui tombe, qu’il voit tomber, en lanières, sous les lames tranchantes.

L’aigu de la douleur est dans cette vision. Les souffrances physiques ne l’effraient pas ; elles ne lui sont rien ; « elles pèsent peu sur lui », elles n’ont jamais pu l’abattre et n’y réussiront jamais. Mais « il ne veut pas du mépris » et il sent sur lui le mépris universel. « C’est le pire de tous les supplices, pire que la mort… Ah ! cette torture continuelle de savoir mon nom traîné dans la boue, le nom d’un innocent ! moi, si fier, si sûr de mon honneur ! »

Une crainte lui vient que quelqu’un des siens ne faiblisse : « Recommande à tous de lever la tête comme je le fais moi-même, de regarder le monde en face. Ne courbez jamais le front. »

Inutile conseil ; parmi ces braves gens, il n’y eut pas un saint-Pierre ; nul ne renia jamais, d’un mot, d’un geste, l’infortuné. Le soir de la condamnation, le secré-