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LA DÉGRADATION


âme de Lucie Dreyfus était une petite âme simple, un peu passive, aux ailes courtes.

À l’atroce nouvelle que lui porte un parent, le docteur Weill, venu, dans la foule, au Cherche-Midi, avec l’espoir, la certitude du triomphal acquittement, elle jette un cri de bête blessée et tombe aux bras de sa mère. Puis, sans effort apparent, elle va au devoir.

Eût-elle eu un doute sur son mari, elle en fût morte. Elle était sûre de lui ; elle voulut qu’il vécût.

Un soldat peut-il survivre à l’honneur ? Mais l’honneur de ce soldat est-il mort ? Donc, ce soldat doit vivre pour l’honneur, et elle le lui ordonne.

Une consigne barbare, inventée à l’usage du juif, fermait à sa femme les portes de la prison. Ces deux malheureux êtres, au moment où ils avaient soif de pleurer ensemble, étaient réduits à s’écrire.

Avec le jour, le mirage du suicide était revenu, oasis d’éternel repos. L’attrait était si fort que Dreyfus, comme le voyageur au désert, y cédait, sentait qu’il n’y pourrait résister, qu’il irait s’y perdre. Trop loyal pour s’en taire, il appelle sa femme au secours : « C’est pour toi seule que j’ai résisté jusqu’aujourd’hui, pour toi seule que j’ai supporté ce long martyre. Mes forces me permettront-elles d’aller jusqu’au bout ? Je n’en sais rien. J’essaierai de vivre pour toi, mais j’ai besoin de ton aide[1]. »

Elle avait deviné sa pensée ; à la même heure, elle lui répondait déjà. Point de grandes phrases, de déclamations cornéliennes, rien qu’une infinie tendresse qui enveloppe, pénètre. Elle l’aimait, elle l’admire. Du souvenir des jours heureux, dans cette misère, elle fait non

  1. 23 décembre 1894. Les lettres suivantes, dont je donne des extraits, vont du 24 au 31 décembre. (Lettres d’un innocent, pp. 34 à 44.) Les lettres de Mme Dreyfus sont encore inédites.