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LE HUIS CLOS

Aujourd’hui, la presse se tait, le barreau se tait. À peine quelques voix s’élèvent. Quel souffle a passé sur l’âme ardente de ce peuple ? Quel poison opère, lent et sûr, l’œuvre de mort ?

On en causait ; il n’était pas interdit encore de parler du droit et de la liberté de la défense. Et des conversations une formule brillante s’était dégagée : le huis clos du Champ de Mars. Mais, sitôt rentrés dans leurs bureaux, les journalistes se taisent. L’entrepreneur de journaux, qui a remplacé le directeur politique d’autrefois, n’est occupé que de la clientèle, marchand qui vend du papier imprimé comme il vendrait de la cannelle et du sucre ; il tient qu’il est plus sage de ne point aborder ce sujet brûlant. Et cette presse bruyante, tumultueuse, qui remplit l’air de ses cris ou de ses grelots, apparaît comme le plus formidable des instruments de silence. Instrument de mensonge, qu’importe, si elle est aussi un instrument de vérité, comme la pensée elle-même ? Mais qu’opposer à cette cloche pneumatique énorme ? Ce que la presse veut qu’on ignore reste inconnu. Que faire contre le silence ? Crier ? Mais où ? Sur la place publique ? Les policiers, les gendarmes la gardent. Il n’y a plus de forum.

Le Temps se tait, et le Journal des Débats, et Jaurès dans la Petite République, et Vacquerie lui-même au Rappel. Le crime du juif a été clamé par tout l’univers. L’heure de la justice arrive. Le juif va protester de son innocence, la prouver, l’essayer du moins. Descendez-le dans une cave, à cent pieds sous terre. Là, vous pourrez enlever le bâillon de sa bouche ; mais pas avant.

Quelques-uns pourtant osèrent rompre ce lâche silence. Ce furent d’abord Ranc et Cassagnac.

Dès novembre, le vieux républicain avait rappelé les principes du droit, dans sa forte langue sans méta-


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