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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Au cours de l’entretien qui se prolongea, j’eus l’impression que Dupuy, tout en laissant faire Mercier, n’avait pas l’esprit tranquille. Parmi les quelques personnes qui croyaient Dreyfus innocent, le bruit s’était répandu que la lettre incriminée était l’œuvre d’un faussaire, d’un camarade qui se vengeait. Le matin même[1], il m’avait été raconté que l’idée du crime avait pu être suggérée par un feuilleton du Petit Journal. On y voyait un officier fabriquer une fausse lettre, avec un art merveilleux, la faire imputer à un rival, dénoncer lui-même à la presse de scandale la découverte de cette pièce ; l’innocent était arrêté, n’échappait ensuite que par miracle à la mort. Mais quel était le titre du roman ? Quand avait-il paru ? Mon interlocuteur n’en savait rien ; il ne tenait lui-même le fait que d’un tiers qui avait oublié les détails.

J’avais confié mes doutes au président du Conseil ; je lui dis l’anecdote. Il me répondit qu’il connaissait cette histoire, qu’il en était hanté. Quand il avait accompagné Carnot, dans son dernier voyage, à Lyon il avait lu en wagon ce feuilleton du Petit Journal. Le souvenir l’en obsédait. Je pus retrouver ainsi ce roman, les Deux Frères, par Louis Létang[2]. C’était bien la fable qui m’avait été contée, avec des coïncidences singulières, le nom, à peine déformé, de Schwarzkoppen, et le bordereau lui-même[3]. L’hypothèse du faux sembla

  1. Aux obsèques de Victor Duruy.
  2. Petit Journal du vendredi 22 juin, Les deux frères, 3e partie le faussaire : « C’est merveilleux, reprit Aurélien, en se penchant pour examiner le travail de Daniel, l’écriture est imitée dans la perfection, c’est bien le même aspect, la même allure dans ses plus petits mouvements. M. Philippe Dormelles lui-même (l’officier que les faussaires veulent perdre) n’oserait en dénier la paternité. » — Le roman a paru en volume chez Calman Lévy sous le même titre (T. 1er , p. 163).
  3. « Nous glisserons les papiers soustraits dans cette belle enveloppe, que vient de préparer Daniel à l’adresse de M. Francis Metz