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LE DOSSIER SECRET


juger à leur valeur ses amis et alliés politiques, mais le cœur trop médiocre et un souci trop vif de sa clientèle pour leur résister plus d’une heure. Ainsi, il avait combattu Boulanger avant de le servir. Ainsi crut-il à l’innocence de Dreyfus, avant de faire de son journal l’un des organes de l’antisémitisme. D’origine créole, et fidèle à son double sang, il avait insulté Berryer mourant, dansé autour du cercueil de Thiers, vomi l’imprécation contre Hugo et Gambetta ; mais il avait quelque sens du droit, le mépris des charlatans, et n’était pas toujours inaccessible à la pitié. Sa politique n’offrait pas un moins étrange contraste ; jusque dans l’épais cléricalisme dont il faisait profession, il avait gardé quelque chose du culte des vieux bonapartistes pour la Révolution dont ils sont les bâtards. Il était alors des amis intimes de Demange, et tenait à son estime.

Il se risqua donc contre le courant, osant dire que toute l’accusation reposait sur une expertise contestée et qu’il n’était pas de ceux « qui consentiraient à faire fusiller un officier français sur le rapport des farceurs qui font métier d’expertiser les écritures ». On annonçait le huis clos pour le Conseil de guerre. D’avance, il s’y oppose, parce que les secrets livrés à l’ennemi ne sont plus des secrets, et qu’il n’y a aucun inconvénient à dire la vérité, parce que « nous ne sommes plus à l’époque où l’on pouvait, sous un prétexte quelconque, faire tomber une tête après des débats étouffés ». Si Dreyfus est coupable, il ne peut être condamné « sans que les preuves indéniables de son crime soient établies au grand jour[1] ». S’il est innocent, peut-on l’acquitter

  1. Autorité du 14 novembre. — Le 20 novembre, Cassagnac s’attaque aux attachés militaires, « espions patentés et officiels » tenant comptoir ouvert d’espionnage et de trahison. « Il faut, fermer ces cavernes. »