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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


l’un à l’autre, ne s’en étaient pas cachés. Ils avaient compté, pour s’en délivrer, sur la scène de la dictée, les perquisitions, la longue mise au secret, les enquêtes de police. Sincèrement, ils avaient escompté l’aveu de l’accusé. Or, toutes ces espérances avaient été déçues. Cependant l’énorme scandale avait éclaté dans un tourbillon de haine, et, sujet plus grave encore d’inquiétude, l’Allemagne refusait de se laisser attribuer un informateur qu’elle n’avait pas connu.

Il y a eu jadis des jours où, jeunes, point gâtés encore par la vie, Mercier et Boisdeffre n’étaient pas préoccupés que d’eux-mêmes. Ces temps sont loin. Après des luttes et des épreuves diverses, ils sont parvenus aux grands honneurs. Ils en jouissent, Mercier qui s’y sent menacé, Boisdeffre qui en rêve de plus grands. Quoi ! parce qu’ils se seraient trompés sur le compte d’un misérable juif, tout cela s’écroulerait !

La fortune de Boisdeffre avait été soudaine. Miribel se l’était adjoint à l’État-Major, non point à cause de ses qualités, mais de sa nonchalance. Ce grand travailleur, jaloux de son travail, aimait à tout voir, à tout faire par lui-même. La paresse de Boisdeffre ne le gênait pas. Miribel mort, l’ignorance où sont les républicains des choses de l’armée avait laissé prendre à Boisdeffre cette redoutable succession. Il s’y était logé comme dans une prébende, passait quelques heures à peine dans son bureau, laissant sa besogne à des sous-ordres, tout entier à la vie du monde, aux plaisirs coûteux, à la représentation où il excellait, avec sa haute stature, l’air d’un gentilhomme militaire et diplomate, décoratif, avec quelque chose, dans le regard, de profond ou de sombre, qui donnait à penser. Ami, depuis trente ans, et pénitent du père Du Lac, il était l’homme des jésuites, n’avait rien à leur refuser, installait leurs