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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


tier, par désir d’étonner ou de plaire, le donneur de nouvelles n’est point réservé ou scrupuleux. La presse centuple sa puissance. En quelques heures, le mensonge parvient à des milliers de lecteurs avides, s’enfonce, comme un clou, dans les cerveaux. Pour une fin sainte et patriotique, comment négliger une telle force ?

L’esprit fruste résiste au fait qui déplaît ; le fait qui flatte est accueilli avec joie, sans contrôle. La critique hésite devant une information isolée, dite par un seul ; mais cent bouches annoncent la même nouvelle ; les mêmes mensonges sont partout, sortis de la même officine : qui est assez sain pour résister à la contagion, défier l’épidémie ?

Depuis des années, l’atmosphère est chargée de soupçons, infectée de scandales. Les poumons ont désappris l’air pur. Dans cette Venise démocratique qu’est devenue la République française, la délation est embusquée à tous les carrefours ; nul n’échappe au soupçon : tout est corrompu, gâté, pourri. Une turpitude nouvelle n’est pas plus tôt révélée ou inventée, qu’elle trouve partout créance. Quelqu’un la met-il en doute ? C’est un complice.

Rochefort, surtout Drumont, ont acclimaté ces mœurs. Ils ont entrepris l’empoisonnement systématique de l’esprit public. Cependant, leur éternelle colère enlève à leurs éternels mensonges quelque chose de leur action persuasive. Mais quelle âme pieuse se défiera de la Croix qu’orne l’image du Crucifié ? Quelle âme simple suspectera le Petit Journal, qui se prétend étranger aux partis politiques, ne poursuit qu’un but : informer ses lecteurs, et, tirant à plus d’un million d’exemplaires, va partout, chez les humbles, surtout chez le petit peuple, et pétrit l’opinion des foules, comme un potier la glaise ? Or, la Croix est aux