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LA « LIBRE PAROLE »

La presse moderne n’est pas le chœur de la tragédie antique qui dit les pensées du peuple ; elle les fait.

Donc, pour faire l’opinion, on remplira la presse de mensonges. Point d’œuvre plus facile. Il suffira à Henry de faire parvenir à ses amis des journaux quelques fausses confidences. Il a, pour cela, des agents de choix, employés civils de la guerre ou de sa propre police[1]. D’autres officiers parleront, sans qu’il les y excite, parce qu’ils ont, eux aussi, la haine de l’Infidèle, ou pour ne pas sembler ignorer les secrets du drame. Ils répètent ce qu’ils tiennent d’Henry, de Bertin, de Du Paty, et y ajoutent. Le moindre propos, chuchoté dans l’oreille d’un camarade ou d’un ami, arrive, au bout d’une heure, grossi en route, dans quelque bureau de rédaction. L’imagination des gazetiers achèvera de transformer ce crime, imbécile escroquerie d’un espion aux abois, en la trahison la plus monstrueuse de l’histoire.

Le niveau de la presse avait beaucoup baissé sous la liberté illimitée et soudaine. Beaucoup de journaux s’étaient fait une habitude de la violence et du mensonge. L’injure finira par lasser, par mettre le lecteur sur ses gardes. Comment se défendra-t-il contre l’information inexacte, volontairement fausse ?

Déjà le Gaulois de César allait au-devant des nouvelles. Le Français n’en est pas moins friand. Par mé-

  1. C’est ce qu’avoua l’Écho de Paris lui-même, le 10 décembre, dans une chronique d’Henry Bauer en faveur des débats publics. Bauer croit à la culpabilité de Dreyfus, mais s’étonne des versions contradictoires du crime qui ont circulé : « Les points de l’accusation, écrit-il, je parle de ceux qui nous viennent de façon officielle ou officieuse, ont singulièrement varié depuis un mois. » Bauer dénonce, courageusement, l’instruction secrète, d’où vient tout le mal, plus encore que de la presse, « avec sa hâte outrancière d’information ».