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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


toujours le soir. Du Paty inventait, chaque fois, d’autres épreuves. Il avait divisé une photographie du bordereau en dix fragments ; de ces fragments, il avait découpé des mots ou fragments de mots : « quelques modifica… », « troupes de couverture », « Madagascar », et il les montrait à Dreyfus, lui demandant s’il reconnaissait son écriture. Dreyfus répondit qu’il ne pouvait ni infirmer ni affirmer ; « le peu qu’on lui montre est insuffisant ». Il convient que les mots « troupes de couverture » ressemblent à son écriture. Mais le mot de « Madagascar » l’étonne, car il ne s’est jamais occupé de cette question[1].

Le jour suivant, Du Paty perfectionna l’épreuve. Il avait fait photographier diverses lettres de Dreyfus, et les avait découpées en menus morceaux. Il mêlait, dans son képi, ces fragments et ceux du bordereau, les présentait au prisonnier, le mettait en demeure de dire, tout de suite, si tel ou tel mot ou fragment de mot était ou non de son écriture. Dreyfus ne se trompa jamais. S’il se fût trompé une seule fois, la cause eût été entendue.

Du Paty s’acharnait à répéter que l’État-Major avait en sa possession plusieurs pièces suspectes ; il lui demandait en même temps : « Pensez-vous être l’objet d’une machination ? » Dreyfus fait consigner au procès-verbal cette réponse : « Je jure sur la tête de mes enfants que je suis innocent. Si on me présentait les pièces incriminées, je comprendrais peut-être. Voilà onze jours que je suis au secret, et je ne sais pas encore de quoi on m’accuse[2]. »

Du Paty continue à s’en taire ; Dreyfus insiste : « Je me crois le jouet d’un cauchemar ; j’ai sacrifié ma situa-

  1. Interrogatoire du 22 octobre, signé Du Paty.
  2. Procès-verbal du 24.