Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, La Revue Blanche, 1901, Tome 1.djvu/177

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
155
L’ENQUÊTE

Du coup, Forzinetti devint suspect[1].

Du Paty trouva Dreyfus épuisé, affolé, mais invaincu.

Il l’avait abordé durement, avec une solennité méprisante, en justicier de mélodrame, pensant lui imposer et se complaisant dans ce rôle. Gribelin l’accompagnait. « Voulez-vous écrire sous ma dictée quelques pages ? — Tout ce que vous voudrez, je ne demande qu’à faire la lumière. » Du Paty avait combiné tout un plan nouveau d’épreuves graphiques. Il avait, au ministère de la guerre, des centaines de pages écrites par Dreyfus, de longs mémoires, des rapports, des lettres. C’étaient des documents de comparaison plus qu’il n’en fallait. Mais, passée la première hallucination où était apparue l’analogie entre l’écriture de Dreyfus et celle du bordereau, les divergences surtout éclataient. Dès lors. Du Paty se flattait qu’une dictée nouvelle lui donnerait ce que l’expertise loyale lui refusait. Les combinaisons du hasard sont infinies. L’une ou l’autre de ces dictées, faites dans des conditions spéciales, fournira bien un mot, une lettre dont l’identique se retrouvera dans le bordereau. Alors, la cause sera entendue. Comme au bon vieux temps, mieux encore, il suffira d’un mot, d’un jambage de lettre, pour perdre l’homme.

Il fit donc à Dreyfus dix dictées consécutives. C’étaient de prétendues notes de service, des lettres adressées par un officier à quelque mystérieux correspondant, où se retrouvaient les principaux mots du bordereau. Il dictait très vite. Et il faisait écrire le prisonnier dans

  1. Du Paty a traité cette histoire de légende. (Rennes, III, 508.) « Je n’abuserai pas des instants du conseil en répondant aux légendes de la lanterne sourde… » Forzinetti répondit par un vif démenti : il avait raconté l’incident, dès le 21 novembre 1897, dans un article du Figaro, et Du Paty, malgré le retentissement énorme de l’article, n’avait pas osé le contester à l’époque ; il s’y prenait bien tard. (Rennes, III, 509.)