Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, La Revue Blanche, 1901, Tome 1.djvu/176

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
154
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Ce même matin, l’état de Dreyfus, en proie à une fièvre croissante, à des hallucinations qui semblaient le prélude de la folie, avait effrayé Forzinetti ; passant outre à la défense de D’Aboville, il rendit compte au gouverneur de Paris qu’il avait un « prisonnier d’État » au Cherche-Midi.

Saussier connaissait Forzinetti de longue date, il l’avait eu sous ses ordres au Mexique. « Si vous n’étiez pas mon ami, lui dit-il, je vous infligerais deux mois de prison pour avoir reçu un prisonnier sans mon ordre[1]. » Forzinetti répondit qu’il était couvert par l’ordre d’écrou du ministre. Saussier s’éleva alors contre les procédés de l’État-Major : il n’y a contre Dreyfus que de simples présomptions ; un officier ne devrait jamais être arrêté sans preuves probantes ; il eût fallu le faire surveiller et, si la trahison avait été reconnue, l’envoyer au Soudan, l’y faire exécuter dans la brousse, afin de ne pas ameuter l’opinion. « Car je connais mon pays », ajouta Saussier.

En effet, ce qu’il sait ou devine de la vérité, il n’osera s’en exprimer qu’à des intimes, à portes closes. Sa conscience épaisse, sa forte santé, s’accommodent de ce silence.

Plein de projets, Du Paty arriva, vers le soir, à la prison. D’abord, il eût voulu pénétrer subitement, sans bruit, dans la cellule de Dreyfus, porteur d’une lampe à projection pour le surprendre d’un violent flot de lumière et le « démonter »[2].

Forzinetti répondit que les locaux ne se prêtaient pas à cette expérience, qu’il n’avait point de lampe à projection et qu’au surplus, il se refuserait en tous cas à de semblables procédés.

  1. Cass., I, 318, Forzinetti.
  2. Ibid., 319.