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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Vers une heure, Forzinetti monta à la cellule. Il avait l’habitude des prisonniers, des coupables. Le spectacle qui s’offrit à lui était nouveau. Dreyfus semblait un véritable aliéné. Aux premières paroles du directeur de la prison, il répond par des sons rauques. Forzinetti, non sans peine, réussit à le calmer, lui fait raconter son arrestation. Dreyfus le supplie de lui donner les moyens d’écrire au ministre pour qu’il l’entende ou le fasse entendre par un de ses officiers généraux. Mais la consigne est formelle : le directeur a défense de lui donner ni plume ni papier.

Quand Forzinetti se retira, il avait l’intuition que son prisonnier était innocent[1]. L’agent principal, Fixary, qui seul possédait la clef de la cellule et avait l’ordre d’assister en tiers à toutes les visites de son chef, eut la même impression.

Alors Dreyfus, du calme passager où l’avait ramené l’humanité d’un vrai soldat, retomba dans l’agonie. À la pensée de sa femme, de ses enfants, de sa vie brisée, de ses ambitions fracassées, de son nom déshonoré, de tout cet effondrement, il hurlait de douleur et, du corridor, les gardiens entendaient ses cris, ses pleurs, ses sanglots. Il parlait tout haut, protestant de son innocence dans de longs gémissements. Il cherchait en vain une explication plausible à son désastre. Tous les romans qu’il construisait s’effondraient, plus absurdes les uns que les autres, d’autant plus absurdes que sa foi restait entière envers les chefs. Faillibles assurément, leur loyauté pouvait être surprise, mais incapables de haine systématique ou de cette infamie : abîmer un homme, un soldat tel que lui, sans des présomptions sérieuses. Il reprit sa course dans sa cage comme une bête fauve, buttant

  1. Cass., I, 318, Forzinetti.