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L’ENQUÊTE


l’implorait : « Mon commandant, c’est effrayant, je suis accusé d’une chose épouvantable ! » À peine installé dans la voiture : « De quelle chose épouvantable parliez-vous tout à l’heure, lui demanda Henry, bénévole, d’un ton compatissant, de quoi s’agit-il ? Racontez-moi votre affaire. — Mon commandant, je suis accusé du crime de haute trahison ! — Diable ! Mais pourquoi[1] ? »

Il savait tout ; il a eu, le premier, le bordereau entre les mains ; il a assisté, derrière une tenture, à la scène de la dictée, aux incidents qui ont suivi, aux interrogatoires de Du Paty et de Cochefert.

« Je n’en sais rien, je suis comme fou, je préférerais une balle dans la tête, je ne suis pas coupable, cette accusation est la mort de ma vie. » — Textuel, observe Henry. — Henry, bon enfant, le rassure : « Si vous n’êtes pas coupable, il ne faut pas perdre la tête. Un innocent est toujours fort. » Et encore : « Certes, on vous fera rendre justice. » Puis, comme poussé par un vif intérêt, il s’informe de l’objet précis de l’accusation. « Le commandant Du Paty m’a dit que j’étais accusé d’avoir livré des documents à une puissance étrangère. — De quels documents s’agit-il, le savez-vous ? — Non, le commandant Du Paty m’a parlé de documents secrets et confidentiels sans m’indiquer lesquels. »

Henry feint l’étonnement : « Le commandant Du Paty ne vous a pas énuméré les documents que l’on vous accuse d’avoir livrés ? Il ne vous a pas indiqué la puissance étrangère à qui vous les auriez livrés ? » — Non, Du Paty ne lui en a rien dit. Évidemment, pour que le ministre l’ait fait arrêter, « il croit avoir des preuves ; mais elles sont fausses ». — « Vous avez donc des enne-

  1. Je cite textuellement ces propos d’après le propre récit d’Henry, son rapport du 16 octobre. (Cass., III, 5.)