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L’ENQUÊTE


devenu réalité à ses yeux. Maintenant, après la première défaite, ce sera la même lutte désespérée contre la vérité, les mêmes procédés d’instruction, la même chasse à l’aveu. La même obstination de l’innocent à crier son innocence dépite l’inquisiteur, comme un crime nouveau.

Ses intérêts personnels, gravement engagés dans l’affaire, préoccupaient Du Paty. S’étant donné comme graphologue, il a affirmé que le bordereau est de l’écriture de Dreyfus, et, ainsi, a décidé Boisdeffre et Mercier. Qu’adviendra-t-il si l’enquête dont il est chargé, l’instruction ultérieure échouent, comme a déjà échoué l’épreuve de la dictée ? Quelle humiliation ! Il connaît trop bien les mœurs militaires pour ne pas prévoir que le bouc émissaire, ce sera lui. Il n’a pas été le seul à se méprendre, mais il portera tout le poids de la faute commune. Il était jalousé, craint, point aimé, médiocrement estimé, tant pour son caractère hautain et orgueilleux que pour de louches histoires privées, une vilaine aventure, qui faisait l’objet d’un fâcheux dossier à la préfecture de police[1]. Au lieu de la gloire rêvée, quelle disgrâce !

Dirai-je qu’après avoir cru, avec tous les autres, légèrement, mais sincèrement, à la trahison de Dreyfus, il a cessé d’y croire ? Très exactement, à ce moment précis, sa conviction primitive, faite de ses haines d’antisémite et de sa confiance en sa propre infaillibilité graphologique, n’est qu’ébranlée. Or, au lieu de s’en réjouir, il s’en inquiète. L’affreux malheur de l’homme, s’il est innocent, ne le trouble pas, ni la catastrophe de toute

  1. Cass., I, 342 et 344, Cuignet ; I, 336, Barthou, — S’étant, dit l’enquêteur, fait adresser des lettres par une jeune fille riche qu’il courtisait, « Du Paty de Clam mit à prix la restitution d’une de ces lettres » ; au surplus, « il imitait les écritures à la perfection ». (Cass., III, 272, Manau.)