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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


Dreyfus avait deviné la version officielle d’Henry, — que la pièce avait été ramassée, en morceaux, dans le panier d’un agent étranger, et que cet agent était le colonel de Schwarzkoppen, — quel inconvénient y avait-il à ce qu’il en fût informé ?

S’il est innocent, il saura ce que savent vingt autres officiers. S’il est coupable, il est arrêté, il va être mis au secret, supprimé du monde.

Ou craignait-on qu’il reconnût, à regarder de près ces déchirures, qu’elles avaient été faites intentionnellement, après coup ? que la pièce avait été apportée intacte à Henry ? qu’il y avait, à cette coupure factice, quelque terrible secret ?

Admettez, pour un instant, ces raisons de ne montrer à Dreyfus ni l’original ni une photographie fidèle du bordereau : pourquoi ne lui en avoir pas fait voir une copie ou lu le texte ?

Un homme est inculpé de meurtre : quel juge songerait à lui taire le nom de l’assassiné ? Il l’amène d’abord devant le cadavre : « Regarde, voici celui que tu as tué ! »

Cette confrontation de Dreyfus avec le bordereau. Du Paty refuse d’y procéder. S’il connaissait le crime qui lui est imputé, ses dénégations, de vagues et générales, se préciseraient, plus fortes : « Je n’ai pas écrit cela ! Je ne suis pas allé aux manœuvres ! » Il discuterait, pourrait montrer l’absurdité des charges, quand il en est temps encore, avant que les amours-propres et les haines se soient engagés sans retour.

L’interrogatoire tient en vingt lignes. Une seule pièce a été saisie, le bordereau ; non seulement Du Paty ne la nomme pas à Dreyfus, mais, volontairement, cherche à l’induire en erreur, lui déclarant que son arrestation a été motivée par la saisie de plusieurs documents. Feignant de lui venir en aide : « Avez-vous quelques enne-