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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Cet homme vertueux se fût indigné si Brisson avait reçu l’avocat de Dreyfus qui était innocent. Il était le chef de l’année et, pour la seconde fois, il entrait en conversation avec l’avocat d’un misérable qui avait été arrêté chez une fille sous l’inculpation de faux, qu’il croyait l’associé d’un traître et qui aurait voulu mourir en sabrant des Français, comme capitaine de uhlans. Cela seul constituait pour Esterhazy une espérance et une promesse.

Roget assista à l’entretien[1]. Tézenas, beaucoup trop avisé pour dire brutalement les choses, fit part au ministre de ses craintes patriotiques : son client était fort incommode ; hors des gonds depuis son arrestation, il était capable de compromettre bien du monde et détenait, à l’en croire, de terribles secrets. Cavaignac, de son côté, joua au plus fin. Il affecta de n’avoir nulle peur du vulgaire coquin qui, déjà, avait essayé de faire chanter Pellieux et qui en eût été bien embarrassé ; ainsi, le document libérateur n’était même pas la pièce Canaille de D[2] ; et il se garda de promettre positivement qu’il sauverait Esterhazy de Bertulus, « par raison d’État », et « qu’il ferait intervenir l’action gouvernementale[3] » ; mais il rappela qu’il n’avait pas attendu la visite de l’avocat pour désavouer le juge et protesta qu’il se réservait de « casser lui-même les reins » à Ester-

  1. 19 juillet 1898. Cass., I. 100, Roget.
  2. Cass., I, 100, Roget : « Tézenas, mis en présence de la vraie photographie, a reconnu devant moi, dans le cabinet du ministre de la Guerre, qu’Esterhazy lui avait montré une pièce « qui n’était pas la photographie vraie. » — Esterhazy, quand il se rendit pour la première fois chez Tézenas, avait déjà rendu le document. (Voir t. III, 91.) Tézenas ne vit la pièce Canaille de D… qu’à l’instruction de Ravary. Roget fait donc preuve, ici encore, de son inexactitude ordinaire. Il n’en résulte pas moins de son récit que Cavaignac montra la photographie à Tézenas.
  3. Dessous de l’Affaire Dreyfus, 26.