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LE DESSAISISSEMENT


arrive toujours, par l’enseigne, et si les catholiques qui s’enrôlèrent en masse savaient fort bien pourquoi, les quelques milliers de petits bourgeois et d’ouvriers républicains[1] qui suivirent furent persuadés qu’ils allaient jouer, entre les combattants, le rôle classique des Sabines. C’était aussi leur réponse à la campagne contre l’institution militaire qui sévissait à côté de la campagne pour la vérité. La plupart des revisionnistes en souffraient, mais ils s’en taisaient, en vertu de « la maxime qui ordonne de ne nous pas si fort choquer de ceux qui sont unis avec nous pour que nous ne donnions pas de l’avantage à ceux contre qui nous agissons »[2]. Il n’est pas certain qu’il n’eût pas mieux valu rompre publiquement avec les forcenés. On eût enlevé ainsi leur prétexte aux âmes lâches qui avaient inventé le conflit entre la justice et l’armée, et l’on aurait ramené nombre de braves gens. Pour beaucoup, la religion de la Patrie était devenue « l’équivalent moral de la foi confessionnelle qu’ils n’avaient plus et de la foi philosophique qu’ils n’avaient pas encore, un peu froide et abstraite, médiocrement persuasive »[3]. Et c’est ce que Lemaître avait très bien compris. Par malheur pour ses amis, ce lettré délicat était le plus lourdaud des politiques. Il savait envelopper sa pensée de belles banalités oratoires et, parfois, d’infiniment d’esprit, et du meilleur ; mais ses actes, ses gestes, crevaient son masque.

  1. 6.000 ouvriers de la région de Paris, 3.000 de Saint-Étienne, 3.000 de Marseille, 3.000 de Nancy, 250 négociants d’Épinal, selon Lemaître, qui exagère sans doute, mais qui n’invente pas ces 15.000 adhésions. (Discours à la réunion constitutive de la Ligue, le 19 Janvier 1899.)
  2. Retz, Mémoires, I. 96.
  3. Discours de Lemaître.