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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

De plus, comme on sait, Cavaignac se réservait Esterhazy ; nul justicier que lui, bien que pour une justice limitée.

Il n’échappa point à Feuilloley que Bertulus, en surgissant tout à coup pour enlever Esterhazy à Cavaignac, c’était le bouleversement de la seule partie qui fût restée intacte du fameux discours. Non seulement Cavaignac perdait tout l’avantage qu’il se promettait de l’opération où auraient éclaté son impartialité et sa vertu ; mais elle se retournait contre lui. C’était encore protéger Esterhazy que le mettre simplement en réforme pour ses lettres à Mme de Boulancy et parce qu’il vivait avec une fille. On peut être un libertin mal embouché sans être un traître. Au contraire, la double inculpation d’escroquerie et de faux, une instruction sévère, un procès au grand jour, l’acculait à l’aveu, le perdait, et l’État-Major avec lui.

Il s’engagea donc un vif conflit entre Bertulus et Feuilloley. Il n’y a pas de puissance au-dessus du pouvoir d’un juge d’instruction[1] ; nul, en droit, ne lui commande ; il peut faire arrêter tout Paris ; mais, en fait, il peut, à tout instant, être relevé de ses fonctions. Le procureur de la République alla jusqu’à menacer le juge ; celui-ci lui tint tête et se montra d’autant plus pressant qu’il craignait qu’Esterhazy, averti, prît la fuite ou se tuât ; Christian lui avait conté que son cousin était toujours muni de cyanure de potassium[2].

Les deux magistrats se séparèrent sans s’être mis d’accord[3]. Bertulus, redoutant d’échouer au port,

  1. Valette, professeur de droit, demandait aux candidats : « Qui est l’homme le plus puissant ? » Quand on répondait : « L’Empereur », il donnait une boule noire : « Le jupe d’instruction, monsieur. » — Voir Balzac, Splendeurs et Misères, 21.
  2. Cass., II, 233, Christian.
  3. 11 juillet 1898.