Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1904, Tome 4.djvu/385

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
381
CHAMBRE CRIMINELLE


motifs du Code de justice militaire, que la décision définitive appartient, dans ces affaires, au ministre de la Guerre ; le texte est formel :

Si une plainte inspirée par la passion ou par la vengeance a été dirigée contre un brave officier, le devoir du général commandant la division sera d’apprécier les faits dans sa haute indépendance. Il doit, et avec lui le ministre de la Guerre, savoir accepter cette responsabilité, assez grande et assez élevée pour les mettre à l’abri de toute faiblesse et de toute influence illégitimes[1].

Freycinet fut fort embarrassé, trop intelligent pour n’avoir pas vu, du premier coup, que le faux de Picquart n’était pas de Picquart ; mais il restait apeuré devant ceux des officiers qui, parlant le plus haut, prétendaient incarner l’armée, et, plus encore, devant les plumes qui grinçaient, toujours prêtes à raconter la fâcheuse ambassade dont il avait chargé autrefois Esterhazy. Cette faiblesse d’une heure pesait maintenant sur lui. Il se fût délivré en se confessant. Les maîtres chanteurs eussent riposté par d’autres révélations. Même vraies, elles eussent passé alors dans le flot des calomnies quotidiennes. Il n’en eût pas été atteint ; au service de la Justice, il en eût été, bien au contraire, grandi et fortifié.

« Laissez-moi, disait-il, résoudre cette question à ma manière »[2]. Sa manière, c’était de temporiser ; sinon de tromper les uns avec les autres, du moins de les user les uns contre les autres ; de désarmer les plus violents par des concessions apparentes ou des faveurs ; de rassurer en secret les meilleurs ; de laisser s’éva-

  1. Exposé des motifs.
  2. Clemenceau, dans l’Aurore du 9 novembre 1898.