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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


avaient surpris le chantage de la Libre Parole contre ce pauvre homme heureux et le harcelaient, eux aussi, par de cruelles allusions à une autre histoire que celle de son mariage, si honorable, que Drumont seul lui avait reproché. Jaurès lui-même va l’avertir dans une page terrible :

Qu’il prenne garde ! Si la France, par respect pour elle-même, oublie certaines aventures de l’entourage présidentiel, elle a le droit d’exiger que le Président les oublie lui-même. Elle est prête, si des maîtres-chanteurs veulent exhumer contre lui quelques cadavres, à enfouir dans la même fosse et ces tristes histoires et ceux qui les remuent. Mais elle veut qu’il ne soit pas lié par la peur à des choses passées dont elle-même l’a libéré par son choix[1].

Ainsi se trouvait-il pris entre deux feux, et, maintenant qu’il n’aurait plus qu’à laisser faire ses ministres, modérés ou radicaux, également opposés jusqu’alors à la Revision, cela allait dicter toute sa politique : ne pas se mettre au travers de la justice, mais s’efforcer de la retarder, de l’égarer, de la pousser à des fondrières, sans qu’il y fût apparemment pour rien. Travail souterrain, mais connu de ceux qu’il redoute le plus, de Drumont et de ses acolytes, et que soupçonneront seulement les défenseurs de Dreyfus. Il y avait, jusqu’à l’Élysée, des partisans de la Revision ; il leur dit qu’il n’y était pas hostile.

Je l’ai vu de trop près, en d’autres temps[2], pour

  1. Petite République du 15 septembre 1898.
  2. En 1890, après l’entrevue de Cronstadt, il me poussa à combattre, dans la République Française, la politique d’entente avec la Russie et me proposa d’y publier un résumé, qu’avait fait sa fille, du livre de Kennan, les Prisons de Sibérie. Si j’y avais consenti, ces articles signés de Mlle Faure auraient fait scandale ; Faure n’aurait pas été Président de la République.