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LA MORT D’HENRY


tout, depuis le bordereau intact où du premier regard Henry reconnut l’écriture familière d’Esterhazy, et vingt autres faux, tout ce qu’il a machiné avec Lemercier-Picard et Guénée. Et tant de vilenies, tant de dangers bravés audacieusement, ont un mobile. Ce n’est pas pour le plaisir qu’il a jeté le nom de Dreyfus à la foule antisémite, accumulé contre lui les mensonges et les faux témoignages, ou qu’il a traqué Picquart jusqu’à la prison, Du Paty jusqu’au déshonneur. À tout cela, il a eu un intérêt. Lequel ?

Demain, ses avocats, ses apologistes se compteront par milliers. Aujourd’hui, autour de lui, c’est le vide. Ses chefs, devant Cavaignac, n’ont pas trouvé une parole d’excuse, d’indulgence. Il avait demandé les journaux. Ses amis de la veille, Drumont, Judet, Rochefort, se taisaient, d’un silence accablant. L’Éclair, son journal favori, le vouait au mépris public, par la plume d’Alphonse Humbert : « Cet officier, à jamais flétri, a commis le plus abominable de tous les crimes. Ce faux serait indigne du plus indigne des Français. »

Ainsi, la victoire avait bien passé dans l’autre camp. Il ne savait toujours rien de Cuignet[1]. Esterhazy est-il en fuite ? Ou va-t-on l’arrêter ?

Hier, une première fois, quand il dit adieu à Gonse, l’idée du suicide a traversé son cerveau[2] ; mais c’était une nature si vigoureuse, d’un fond terrien si solide, qu’il se raccrocha encore à la vie. Il écrivit à sa femme :

Ma Berthe adorée, je vois que sauf toi tout le monde va m’abandonner, et cependant tu sais dans l’intérêt de qui

  1. Le nom de Cuignet ne fut prononcé dans aucun des journaux du matin. Aucune indication sur la façon dont le faux avait été découvert.
  2. Rapport du colonel Féry.
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