Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1904, Tome 4.djvu/202

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
198
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


cabaretier de Péronne ; elle ne soupçonna rien jusqu’au jour où éclata le drame ; la maîtresse n’en sut pas davantage ; à l’époque fructueuse de la trahison, quand Esterhazy servait à la fille Pays une « mensualité de cinq cents francs[1] », il ne lui disait pas qu’il prélevait pour elle le quart de sa propre mensualité chez l’Allemand. Si Henry montra son faux à sa femme ou lui en parla, comme la malheureuse l’a donné à entendre[2], il ne lui confessa pas que l’homme qu’il avait fait condamner, qu’il assassinait pour la seconde fois, était innocent. Il lui conta, d’abord, comme à Picquart, qu’il « avait perdu de vue Esterhazy » depuis longtemps ; puis, quand Esterhazy vint « cinq ou six fois » chez lui, que « c’était pour son duel[3] ». Toutes deux, Mme Esterhazy, Mme Henry, s’étaient mariées par amour, et toutes deux, dans les épouvantables tragédies, furent également vaillantes et fidèles. Chez ces pauvres êtres que brise le destin, tout est respectable ; et touchant, surtout le mensonge.

Henry raconta brièvement quelque chose, mit dans une valise un peu de linge, une trousse, prit un air calme pour embrasser sa femme qui pleurait et son fils qu’il appelait le petit zouave : « Tout cela s’arrangera. Ma conscience est tranquille. Le ministre m’envoie au Mont-Valérien. Il faut que j’y aille. Tu sais que je suis un honnête homme et que je n’ai rien à me reprocher. » Puis, à l’officier : « Descendons vite, mon colonel, j’en ai assez. »

Au cours du trajet, il retomba, comme assommé, et,

  1. Rapport de Desvernine du 4 juin 1896. (Voir t. II, 253).
  2. Rennes, I, 263, Mme Henry : « Il avait laissé échapper quelques expressions qui indiquaient bien quel était son état d’esprit. Il a fait un faux en présence des agissements du colonel Picquart, pour sauver l’armée qui se trouvait dans une impasse terrible par la mauvaise foi de ses ennemis. Parfaitement ! »
  3. Ibid.