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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


tation qu’il n’avait pas demandée à Henry. Sa curiosité ni sa logique n’allèrent à supposer qu’Henry n’avait pas commis qu’un seul crime, qu’il n’était pas devenu du premier coup un criminel, que la version officielle de l’arrivée du bordereau était fausse (puisque Henry, spontanément, faisait allusion à une autre version). Il croyait alors que Schwarzkoppen jetait au panier les lettres de ses espions, que la Bastian y avait ramassé le bordereau, « en menus morceaux[1] », qu’Henry l’avait recollé. Il venait d’entendre Henry se parjurer vingt fois, jurer vingt fois sur l’honneur qu’il n’avait pas fabriqué le faux. Il croyait toujours (par une vieille habitude, qui subsista longtemps chez les dupes d’Henry) que le fourbe était une âme simple, un pauvre homme.

Henry, encore terrassé par la subite catastrophe, ignorait toujours comment son crime avait été découvert. Cavaignac ni Roget ne lui en ayant rien dit, il ne saura jamais rien de la lampe merveilleuse de Cuignet. Il dut imaginer qu’Esterhazy, pour se venger, l’avait méchamment dénoncé, par une dernière trahison. Et, si Esterhazy a parlé, qu’a-t-il dit, que dira-t-il encore ?

Ce soir, demain, quand le bandit, qui tant de fois

  1. C’est ce qu’il dit encore à Rennes (I, 267.) Il convint cependant le lendemain, sur une question de Demange que « le bordereau était déchiré très peu. C’était surtout un document froissé et roulé en boule, mais il y a cependant quelques déchirures, au moins deux. » (336). — Picquart a cru pendant longtemps que le bordereau venait du panier à papiers ; quand il sut que Schwarzkoppen ne l’avait jamais eu entre les mains, il admit qu’Henry avait reconnu l’écriture d’Esterhazy sur le Bordereau (Instr. Tavernier, 30 décembre 1898) et que le bordereau avait été apporté par Brucker sans qu’il fût possible à Henry de le supprimer (Rennes, I, 475). Plus tard (Gazette de Lausanne du 2 juin 1903), il fut repris de doutes sur la scène entre Henry et Brucker.