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CAVAIGNAC MINISTRE


consolation de savoir que maintenant, quoi qu’il advînt, sa mémoire était sauve.

Pourtant, que ce malheur arrivât, ni le martyr, ni les siens, n’eussent été les plus à plaindre, quelle angoisse patriotique et historique m’obsédait :

Tant que Dreyfus sera vivant, la France pourra vous pardonner de l’avoir trompée, parce que le jour où la vérité éclatera, telle que les pires aveugles eux-mêmes devront la voir, — et vous savez qu’elle éclatera ainsi, — la France pourra rendre à ce malheureux l’honneur qu’elle n’avait pas le droit de lui prendre. Mais qu’il meure demain de l’inique et féroce supplice qui lui a été infligé, quand il n’y aura plus de justice possible qu’envers sa mémoire, ne sentez-vous pas que quelque chose qui fut très grand devant l’histoire sera diminué ?

Cette douleur que la France éprouvera alors de n’avoir point réparé l’erreur qu’elle eût pu réparer, cette douleur amère et mêlée de remords, qui en sera responsable, sinon vous, vous qui pouviez la lui épargner, qui le deviez et qui ne l’avez point voulu ? Que la France vous fasse supporter ce jour-là le poids de votre faute, cela ne consolera pas ceux qui ont souci de sa gloire. Cette gloire aura pâli, qu’elle avait conquise à travers les siècles, cette auréole de bonté, de générosité et de justice[1].

Et j’en appelais à Brisson :

M. Brisson a fait la nuit dernière ce rêve…

Tout à coup, au bout de l’un de ces longs passages noirs qu’on traverse en songe, il avait retrouvé son âme de la vingtième année. Il restait physiquement le même, au seuil de la vieillesse, à cette heure grave où les actes qu’on accomplit décident du verdict de l’histoire. L’âme qu’il retrouvait était ardente, forte et généreuse. Elle avait le

  1. Vers la Justice par la Vérité, 21. (Siècle du 25 mai 1898.)
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