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l’enfant le passage d’un univers à un autre, mais encore œuvrer à la constitution de cette liberté autonome que ni la seule nature ni le seul droit ne peuvent garantir. Ce lieu privilégié, c’est l’école. L’idéal serait, bien sûr, qu’au même titre que les artisans du bien commun les parents se fassent éducateurs ; mais, l’évolution de la cellule familiale étant ce qu’elle est, l’école comme lieu d’éducation est appelée à jouer un rôle toujours plus important au cœur de la société civilisée[1].

4.     Cette tâche, l’école ne l’accomplira vraiment que si elle consent à faire œuvre de pédagogie. Le mot prend désormais tout son relief sous la plume de Pestalozzi : il s’agira bien de mettre en œuvre une pratique spécifique, qui ne se satisfasse pas de transmettre aux jeunes générations les acquis de la civilisation, mais s’organise d’une façon telle que les intéressés puissent construire leur liberté autonome. Ni simple prolongement de l’ordre familial ni simple lieu de reproduction de l’ordre social, l’école aura à manifester son ordre propre à travers l’œuvre pédagogique : ce sera tout le sens de la Méthode.

5.     Mais la conséquence la plus importante de la réflexion qui trouve son point d’aboutissement dans les Recherches de 1797 – conséquence que, à vrai dire, Pestalozzi ne thématise pas, mais qui va sous-tendre toute son œuvre à venir –, c’est qu’il se met désormais en position de comprendre l’enfant dans sa réalité en devenir. Au Neuhof, il avait plutôt utilisé l’enfant pour la réalisation d’un rêve d’adulte, celui de l’alliance entre une parfaite insertion sociale et le maintien de l’innocence naturelle. En le reconnaissant désormais dans son aptitude à « se faire une œuvre de soi-même », Pestalozzi rejoint la nature enfantine dans ce qu’elle a de spécifique, à savoir son pouvoir de se constituer de façon autonome. Bien plus, c’est l’humanité adulte, prétendument constituée, qui est appelée à se régénérer à travers l’enfant et à travers la façon dont, en favorisant par l’éducation le développement de sa liberté autonome, elle se dégagera elle-même de ses pesanteurs sociales. L’éducation, jeunesse éternellement voulue de l’humanité : « La nature a accompli son œuvre : à toi de faire maintenant la tienne[2] ! »


La « méthode » et son esprit


Les Recherches de 1797 sont un appel à l’action. Or voici qu’avec le bouleversement politique que connaît la Suisse en 1798 « l’éducateur du peuple » a de nouveau le vent en poupe. C’est d’abord l’expérience de Stans, engagée en janvier 1799 et balayée par la guerre après quelques mois d’existence. Puis c’est l’installation à Burgdorf (Berthoud) : le nouvel institut ne résiste pas à la chute de la République helvétique en 1803. Pestalozzi est enfin appelé à Yverdon, où il ouvre le 1er  janvier 1805, dans le château, un établissement qui prend rapidement de l’extension et connaît bientôt une renommée européenne : on vient de partout observer le phénomène pédagogique, et les maîtres stagiaires s’y succèdent par vagues (prussienne, française, anglaise) afin de s’initier à la « méthode Pestalozzi ».

La « méthode » est assurément le projet pédagogique qui porte toute l’œuvre de Pestalozzi dans ses trois instituts. Pratiquement amorcée à Stans, les grandes lignes en seront tracées dans l’ouvrage de 1801, Comment Gertrude instruit ses enfants, et elle ne cessera de s’élaborer dans ses différentes composantes au fil des expériences de Burgdorf et d’Yverdon[3].

On pose volontiers la question de l’originalité de la « méthode Pestalozzi » (l’expression est de Herbart). S’il faut entendre par là un matériel et des techniques, on risque d’être déçu : c’est en vain que le visiteur du château d’Yverdon cherchera ces « trucs pédagogiques » qu’il pourrait reprendre dans sa pratique. En fait de techniques pédagogiques, je serais tenté de dire que Pestalozzi n’a rien inventé, pas même l’ardoise, et qu’il a pris son bien un peu partout : il faut en effet savoir que, loin de se développer dans un désert pédagogique, son expérience s’inscrivait dans un vaste mouvement de rénovation de l’enseignement qui touchait jusqu’au plus humble pasteur de village. Par surcroît, Pestalozzi a

  1. L’association du nom de Pestalozzi au principe de l’éducation familiale (Wohnstube), et à celle de la mère en particulier, procède d’une analyse insuffisante des textes du pédagogue et de l’évolution de sa pensée. Il est en effet tout aussi vrai de dire qu’il lutte avec la réalité d’une cellule familiale en crise et que l’éducation, en même temps que l’institution scolaire, se dégage progressivement dans son œuvre comme le moyen de surmonter l’inéluctable dislocation de la première cellule naturelle : la mère est appelée, jusqu’à un certain point contre sa nature, à se faire éducatrice.
  2. SW, vol. XII, p. 125.
  3. Nous préparons une nouvelle traduction française, avec introduction et notes, de l’ouvrage pédagogique fondamental de Pestalozzi : Comment Gertrude instruit ses enfants, ainsi que de la Lettre de Stans. Pour une présentation d’ensemble de la méthode, on pourra se reporter aux textes que Pestalozzi a lui-même publiés en français : Méthode théorique et pratique de Pestalozzi pour l’éducation et l’instruction élémentaire, Paris, 1826, SW, XXVIII, p. 287-319.