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le robinson suisse.

et ma femme. Celle-ci nous reprocha notre joie féroce, disant que des cannibales n’eussent pas poussé des cris plus violents ; mais je lui répondis que le danger dont nous étions délivrés était trop grand pour qu’on pût nous faire un crime de manifester notre allégresse d’une manière un peu bruyante.

« C’est vrai, ajouta Fritz, car depuis quelques jours je ne respirais plus ; il me serait impossible, je crois, de m’habituer à une vie de captivité ; mais je ne dois pas oublier que c’est notre pauvre grison qui a souffert pour nous tous, et qui a été immolé comme une victime expiatoire.

— Voilà comment va le monde, ajouta Ernest : souvent les objets les plus simples, les animaux les plus humbles, sont ceux qui rendent le plus de services. »

Chacun donna son tribut de regret au baudet mort. Ma femme surtout déplorait le sort cruel de son fidèle serviteur. Mais, comme toutes les plaintes à ce sujet ne pouvaient remédier à rien, et que, d’ailleurs, notre pauvre grison, déjà bien vieux, était, de tous nos animaux domestiques, celui qui nous eût été le moins utile par la suite, je coupai court à ces lamentations en faisant remarquer que nous devions, au contraire, remercier Dieu, qui avait ainsi pourvu au salut commun par un sacrifice pénible, il est vrai, mais bien moins douloureux que ceux que nous aurions pu redouter.

« Maintenant, ajoutai-je, que ferons-nous du boa ?

— C’est dommage qu’on ne puisse pas le manger, répondit François : nous aurions là au moins de la viande pour quinze jours ! »

Tous mes enfants se récrièrent : manger du serpent leur semblait le comble de l’atrocité, et un vif sentiment de dégoût se manifestait chez eux tous.

« Voilà encore un préjugé, leur dis-je. Pourquoi ne mangerait-on pas la chair du serpent ? Beaucoup de peuples sauvages le font, et moi, je vous l’avoue, j’aimerais beaucoup mieux cette nourriture que la perspective de mourir de faim.