Page:Johann David Wyss - Le Robinson suisse (1861).djvu/203

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
175
le robinson suisse.

la charrette. Dès que nous fûmes arrivés au logis, ma femme mit à la broche quelques-unes des cailles, pendant que j’étais occupé à frictionner le dos de l’oiseau blessé avec mon onguent universel, composé de vin et de beurre ; je l’attachai ensuite dans la basse-cour à côté de sa compagne. Jack avait deux cailles vivantes que je traitai comme le coq outarde.

Le reste de la journée fut employé à séparer les épis de maïs de la paille ; cette dernière nous servit à faire la litière de nos bêtes ; le grain le plus beau fut réservé comme semence.

« Mon père, me dit Fritz, que ferons-nous de ce grain quand il sera battu et vanné ? Comment le moudre ?

moi. — Tu as donc oublié que nous avons rapporté du navire un moulin à bras ?

fritz. — Non, mon père. Je crains seulement que cette machine ne soit trop frêle, trop sujette à se déranger. Pourquoi ne ferions-nous pas un moulin à eau avec une meule de grès, comme ceux de notre pays ? Nous ne manquerons pas de chutes d’eau pour mettre la roue en mouvement.

moi. — C’est une chose bien difficile que de construire un pareil moulin ; je crois que nous n’aurons ni les forces ni l’habileté nécessaires pour faire seulement la roue. Du reste, mon ami, je suis content de voir que tu réfléchis sérieusement. Mûrissons cette idée-là ; nous tâcherons de la mettre à exécution quand nous aurons assez de grains à moudre pour qu’un moulin nous devienne indispensable. »

Le lendemain, dès l’aube, nous partîmes pour une nouvelle excursion ; nous emportions sur notre charrette une douzaine de poules, un jeune coq, des canards, quatre petits porcs, deux brebis, deux béliers, deux chèvres et deux boucs. Mon intention était de les établir en colonie, et de les laisser se nourrir en liberté et se multiplier dans la campagne ; si cet essai était heureux, nous nous déchargions de l’entretien de ces animaux et nous les rendions indigènes dans l’île. Nous avions aussi notre tente de campagne et une échelle de corde. L’âne, la vache, le buffle, étaient attelés au char ; Fritz, sur son onagre, caracolait en avant et nous indiquait le chemin le moins difficile.

Cette fois, je voulais explorer toute la contrée située en droite ligne entre Falkenhorst et la plaine des Buffles. C’était, à proprement parler, tout notre domaine. Nous eûmes, comme à l’ordinaire, assez de peine à nous avancer au milieu des hautes herbes, des lianes, des broussailles : souvent il nous fallut employer la hache pour nous frayer un passage. En taillant ainsi à droite et à gauche, je découvris quelques racines dont la courbure naturelle était à peu près celle des bois de selles et des jougs dont on se sert pour les bêtes de trait ; je coupais quelques-unes de ces racines et les jetai dans mon char.

Après avoir traversé un ou deux petits bois assez touffus, nous arrivâmes dans une plaine couverte d’arbustes qui, de loi, à notre grand étonnement, nous parurent chargés de flocons de neige. François, du haut de la charrette où nous l’avions mis, les aperçut le premier. « De la neige ! de la neige ! s’écria-t-il. Quel plaisir ! nous pourrons donc faire de belles boules ! enfin nous aurons un hiver à neige et non pas toujours cette maudite pluie ! »

Ces exclamations de François me firent beaucoup rire ; je savais qu’il ne pouvait tomber de la neige dans un pays si chaud, et je pensais que ces flocons blancs étaient tout simplement du coton. Fritz, qui avait pris les devants pour s’en assurer, me rapporta une poignée de bourre que je reconnus immédiatement pour la bourre du cotonnier. Cet arbuste est un des dons les plus précieux que le ciel ait fait à l’homme : il lui fournit les vêtements et une couche ; on le trouve dans la plupart des îles de es parages, et j’avais été surpris de ne l’avoir pas encore vu dans la nôtre. Les capsules, crevées de tous côtés, laissent échapper cette bourre, que le vent emporte çà et là ; aussi nous en voyions partout, en l’air, sur les branches, au pied des arbres.

Cette découverte causa une joie bruyante et générale. François seul regrettait bien un peu ses boules de neige ; pour le consoler, sa mère lui promit des chemises neuves et une jolie blouse.

Nous ramassâmes autant de coton que nos sacs vides en purent contenir, et ma femme cueillit des graines pour les semer à Falkenhorst et à Zeltheim.

Après une halte d’une heure, on se remit en route dans la direction du bois des Calebassiers ; je pensais trouver là un endroit convenable pour l’établissement de ma colonie, au bas d’une colline, entre la plaine des cotonniers et les arbres à courges. Je prévoyais qu’il nous faudrait souvent revenir dans ces lieux pour avoir des ustensiles de ménage, et du coton pour nos vêtements.

En moins d’une demi-heure nous atteignîmes la colline ; autour de nous s’étendait une forêt d’arbres assez hauts et touffus, qui mettaient les environs à l’abri des vents impétueux ; à nos pieds une plaine verdoyante, arrosée par un limpide ruisseau ; avantages bons à considérer pour nous-mêmes et pour nos bêtes. Il fut décidé à l’unanimité que je devais fonder la métairie dans cet endroit. La tente fut dressée ; on fit un foyer avec des pierres plates ; ma femme s’occupa du dîner, tandis que mes fils nettoyaient le coton : ils le remettaient ensuite dans les sacs, qui, cette nuit-là, furent nos oreillers et nos matelas. Pour moi, je parcourus les alentours pour m’assurer de la sûreté et de la salubrité de lieu et pour chercher le gros tronc d’arbre dont j’avais besoin pour ma pirogue ; je n’en trouvai aucun qui pût me convenir : ils étaient tous trop minces pour donner une profondeur suffisante ou pour fournir un morceau d’écorce assez grand et assez large. Après le repas du soir, chacun se coucha ; nous dormîmes paisiblement sous la garde de nos dogues vigilants et intrépides.