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Et en outre, comme la surveillance constante de la police française s’exerce sur les attachés étrangers, et non sur la totalité des officiers francais, il y a beaucoup plus de chances que le bordereau soit pris à la légation militaire étrangère, ou à la poste, que dans la poche de l’officier français.

Si donc l’auteur du bordereau avait fait tous les calculs que lui prête M. Bertillon, il se serait exposé à un très grand danger pour en éviter un tout petit. Mais comment M. Bertillon n’a-t-il pas vu que le coupable, en compliquant à ce point la fabrication du bordereau, aggravait et multipliait pour lui le péril ? Quoi ! il redoute qu’on prenne le bordereau sur lui, et au lieu de le faire vite, il s’amuse à décalquer péniblement, lentement, sa propre écriture. Il prolonge ainsi l’opération pendant laquelle le risque pour lui est au maximum : car il lui sera vraiment difficile de faire croire que c’est un ennemi qui lui a glissé dans la poche le document criminel, et pendant qu’il se livre à ces lentes manipulations d’écriture, à ces minutieux travaux de décalquage qu’il ne pourra aucunement expliquer s’il est surpris, il est, je le répète, au maximum du danger.

Et c’est lui qui, par prudence, aurait ainsi prolongé la période la plus critique ! C’est de la pure folie. D’ailleurs, comment aurait-il pu employer, avec un succès certain ou même probable, ce moyen présumé de défense ? Il n’est vraiment pas commode, si graphologue qu’on soit, de distinguer toujours un mot écrit par un homme directement du même mot écrit par cet homme et décalqué par lui.

Il eût donc été extrêmement difficile au coupable, si le bordereau eût été pris sur lui, de le rejeter sur un autre, en alléguant un décalque très difficile à établir.

C’est donc pour un moyen de défense tout à fait incertain et même nul que Dreyfus se fût exposé aux dangers résultant pour lui de la longueur de l’opération.