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étaient ses ouvriers ou qui allaient le devenir, et elle leur a dit : Regardez vous-mêmes, écoutez vous-mêmes. Ne vous abandonnez pas aux intermédiaires. Entre Dieu et vous la communication doit être immédiate. Ce sont vos yeux qui doivent voir sa lumière, c’est votre esprit qui doit entendre sa parole.

Encore une fois, comment une classe qui aurait douté d’elle-même, de la valeur et de la légitimité de son œuvre, aurait-elle déshabitué de toute foi en l’autorité la conscience des hommes qu’elle s’apprêtait à gouverner à son profit ? Si elle avait eu « mauvaise conscience », si elle était venue dans le monde comme une voleuse, elle y serait en effet venue la nuit, fur in nocte. Or, son premier soin était d’accroître la lumière. Elle était convaincue évidemment que l’ordre de travail, d’activité, de sévère discipline morale qu’elle apportait dans un monde de paresse, de superstition, de désordre et de stérilité, serait profitable à ceux-là mêmes qui occuperaient le rang le plus humble. Et, sans peur, elle semait dans les esprits et dans les âmes les doctrines d’indépendance et de fierté qui aboutirent en Angleterre à cette démocratie presque niveleuse des puritains, dont les formules et les actes retentissent aujourd’hui encore dans les batailles politiques et sociales de la vie anglaise ; en Allemagne, à cette philosophie de la volonté autonome, à cette affirmation morale et métaphysique du moi qui suppléa, dans la vie allemande, à la défaillance des libertés politiques ; en France, à cette protestation janséniste qui a été un des éléments de la force révolutionnaire.

Ce serait un grand et délicat problème, bien plus complexe et plus humain que celui que Marx a abordé, de chercher comment cette sorte de certitude morale de la bourgeoisie, sûre de sa conscience, a pu s’accommoder de toutes les pratiques violentes et frauduleuses, de toutes les atrocités coloniales, de toutes les roueries mercantiles, de toutes les variétés d’exploitation qui ont marqué les premières périodes du capitalisme, son avènement et sa