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d’abandonner leur grand dessein d’unité. Quand donc M. Thiers disait, pour résumer sa politique : « Ne rien prendre, ne rien laisser prendre aux autres », il n’offrait ni à l’Italie ni à l’Allemagne une équivalence de renoncement, et il opposait le veto de la France à la volonté passionnée d’une grande partie de l’Allemagne, à la résolution inflexible de la Prusse, s’autorisant de la pensée allemande ; il créait entre la France et la Prusse, ou plutôt entre la France et l’Allemagne, un casus belli que les calculs de prudence des gouvernements pouvaient bien ajourner de quelques années, mais qui pesait sur le monde comme une implacable certitude.

Quelques jours après ce discours de M. Thiers, à la fin de mars, l’Europe apprenait que, dés le mois d’août 1866, la Prusse avait conclu avec les États du Sud des traités secrets qui organisaient la force militaire de ceux-ci et les liaient par un accord défensif à l’Allemagne du Nord. Et bientôt, le Zollverein réorganisé allait donner à des délégués de toute l’Allemagne l’occasion de se réunir à Berlin en un Parlement douanier, image du prochain Parlement politique et national. Ainsi, la force d’unité allemande éclatait en tout sens et se manifestait sous toutes les formes. Si ce mouvement d’unité avait été le produit artificiel des excitations prussiennes, M. Thiers aurait pu espérer l’arrêter par les sommations de la France. Mais il était visible, depuis Sadowa, que M. de Bismarck résistait à la poussée plus qu’il ne l’avivait. Non pas qu’il eût abandonné un instant son plan d’unité totale, mais il ne voulait pas braver la France et déchaîner un confit avant d’avoir assuré à la Confédération du Nord et aussi aux États du Sud une forte organisation militaire. Il ne voulait pas se hâter d’unir les démocratiques États du Sud à l’Allemagne du Nord avant d’avoir assuré dans la Constitution nouvelle la puissance de la Monarchie prussienne. Et il s’appliquait aussi, par une modération étalée, à rejeter sur la France toute la responsabilité apparente d’une guerre éventuelle, afin d’avoir pour lui, dans le combat, la force du sentiment national allemand exaspéré.

Mais enfin, à ce moment il n’aiguillonnait pas l’Allemagne : il ne l’éperonnait pas. Il contenait au contraire la passion nationale, il la tenait en bride. Et celle-ci plus d’une fois se cabrait sous lui et s’irritait. Ce sont précisément les députés au Parlement du Nord du Hanovre annexé, c’est Benningsen et ses amis qui protestaient avec le plus de véhémence contre toute politique de faiblesse et de temporisation. Bientôt le duché de Bade allait demander sa réunion à l’Allemagne. Et le jour était proche où la Confédération du Nord passerait le Main, proclamerait l’unité allemande, soit que M. de Bismarck jugeât l’occasion favorable, soit qu’il ne pût retenir plus longtemps l’impatience du patriotisme allemand. Ce jour-là, dans le système de M. Thiers, c’était la guerre forcée. En attendant c’était entre la France et l’Allemagne un malaise profond. La France devenait pour l’Allemagne l’ennemi direct, l’obstacle détesté d’un grand dessein qui hantait les esprits et exaltait les âmes. C’était une semence de défiance et de haine, d’où jaillirait soudain comme une forêt de glaives.