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Là encore la solution bâtarde imaginée par M. Thiers se brisait aux dures nécessités de la vie. Ou l’Italie divisée s’enfonçait dans l’impuissance définitive comme un vaisseau disloqué descend dans l’eau profonde, ou bien elle se sauvait par l’unité réelle et vivante : et ce que M. Thiers déplorait le plus dans l’unité italienne, c’est-à-dire l’exemple, le signal, le précèdent d’unité donné à l’Allemagne, se produisait aussi. De la Fédération italique à la Confédération germanique passait une grande leçon d’unité nationale, et ces deux Fédérations auraient été d’autant mieux sollicitées à se soutenir, à s’encourager l’une l’autre dans leur effort vers l’unité nationale, que la France aurait prodigué à l’une et à l’autre les conseils restrictifs, ou les prohibitions offensantes.

Ainsi la doctrine de M. Thiers croulait en tout sens, et même s’il avait pu la faire prévaloir avant que les choses fussent engagées, je veux dire avant que se fussent affirmées les aspirations unitaires de l’Italie et avant que la Prusse eût commencé, par la victoire de Sadowa, l’unité allemande, cette doctrine si précise et si positive d’apparence dans l’exposé qu’en fait M. Thiers, si inconsistante au fond et si chimérique, aurait lamentablement avorté. Mais après 1859 et 1866, après Solferino et Sadowa, quelle application en faisait-il ? Il était trop sensé, trop clairvoyant, malgré l’étroitesse de son parti-pris et sa fausse philosophie de l’histoire, pour ne pas reconnaître que les choses n’étaient plus entières.

Déjà, après 1859, il n’était plus possible à l’Europe, ayant encouragé et secondé l’unité italienne, de s’opposer sans inconséquence aux tentatives d’unité allemande. Cette inconséquence, M. Thiers pensait qu’un patriotisme éclairé et courageux l’aurait assumée. Mais enfin, il aurait fallu à l’Empire un héroïsme d’esprit et de volonté qu’il est malaisé de demander à des gouvernements humains, c’est-à-dire toujours tentés de cacher leurs fautes et aux autres et à soi. Ces fautes, il n’était plus possible de les réparer tout à fait, même si on avait l’admirable probité de les reconnaître.

Comment, après avoir laissé faire la Prusse en 1863, en 1866, lui arracher le fruit de victoires qu’on n’avait pas osé lui disputer ? Comment, après avoir laissé dépouiller le Danemark et écraser l’Autriche, s’intéresser après coup et risquer la France seule en des conflits où on n’avait pas voulu qu’elle entrât quand elle pouvait avoir, quand elle avait des alliés ? Donc, selon M. Thiers, en Allemagne comme en Italie, il fallait faire la part du feu, c’est-à-dire des fautes commises. Mais il fallait très résolument limiter la folie et le désastre. Il fallait dire à l’Italie : Vous avez pu saisir la Toscane, Naples, l’Ombrie ; vous ne mettrez pas la main sur ce qui reste des États du Pape et sur Rome. Il fallait dire à la Prusse : Vous avez pu saisir, incorporer ou subordonner les États allemands du Nord ; mais votre Confédération ne passera pas le Mein ; vous ne mettrez pas la main sur les États du Sud.

Voilà la politique de M. Thiers exposée par lui avec une force et une netteté incomparables, dans les séances des 14 et 18 mars, des 4 et 9 décembre 1867. Cette politique, il ne convient plus d’en discuter l’idée. Mais pratiquement que